Les "ensembles" de Boltzmann et les probabilités

En outre, la première mention d’Ergode, notion due à Boltzmann, apparaît dans des travaux postérieurs à 1871 consacrés à la recherche d’un équivalent mécanique de la thermodynamique. En 1884, Boltzmann suit les traces de H. Helmholtz (1821-1894) lui aussi à la recherche d’un modèle mécanique de la thermodynamique.

En 1884, Helmholtz a introduit et travaillé sur les mouvements polycycliques et monocycliques. Un système est dit polycyclique s’il est un système dynamique contenant un ou plusieurs mouvements périodiques ou circulants. Monocyclique signifie que tout mouvement d’énergie donnée est un cycle, ou de manière équivalente que, grâce à une relation sur les vitesses des différentes parties du système, le mouvement est défini à partir d’une seule coordonnée. Le but de Helmholtz était de construire à partir de ces systèmes des mécaniques pour lesquelles il existe un second principe.

Boltzmann suit la voie ouverte par Helmholtz 241 et étudie sur plusieurs modèles les expressions d’entropie, d’énergie et leurs relations. Au passage, on peut citer l’exemple de système monocyclique donné par Boltzmann. Il s’agit d’une masse soumise à l’attraction gravitationnelle d’un corps. Elle décrit une ellipse mais ne constitue pas un système monocyclique en l’état : en imaginant une masse répartie régulièrement, continûment, tout au long de l’ellipse, le système devient monocyclique. C’est également un modèle d’un anneau de Saturne, étudié antérieurement par Maxwell (1855), pour en déterminer la stabilité.

Le texte de 1884 est le point de départ de plusieurs notions capitales : celle d’ensemble (selon la terminologie de Gibbs), celle d’ergodicité qu’on peut voir comme une extension faite par Boltzmann de la notion de monocyclicité 242 . Ces "ensembles", Boltzmann les appelle "Inbegriff von Systeme", littéralement, collection de systèmes. Il définit l’ensemble Monode 243 (extension d’un concept valable sur les systèmes monocycliques) comme une famille de distribution de probabilité "stationnaire" 244  ; un Orthode est un ensemble qui réalise une analogie mécanique de la thermodynamique 245 , ce que nous appelons aujourd’hui un "ensemble statistique d’équilibre". L’Ergode est un Monode d’énergie donnée (ce que laisserait entendre, étymologiquement, "Ergomonode") : en termes gibbsiens, il s’agit de l’"ensemble microcanonique".

Le résultat le plus remarquable de Boltzmann est de montrer que son Ergode est bien un Orthode. Autrement dit, l’ensemble "microcanonique" est un modèle mécanique de thermodynamique d’équilibre. Boltzmann prouve par ailleurs que l’ensemble "canonique" (Holode) est un ensemble d’équilibre. Ces résultats que nous attribuons aujourd’hui à Gibbs sont dus précédemment à Boltzmann 246 .

Ce passage par les systèmes monocycliques méritent beaucoup d’attention, pour l’importance donnée une nouvelle fois aux mouvements périodiques. Nous allons proposer une interprétation volontairement simplifiée des conceptions de Boltzmann afin de saisir l’importance de la monocyclicité et périodicité dans le problème 247 . Cela permettra aussi de se faire une idée du détournement de la notion d’ergodicité et la non-distinction, chez Boltzmann, entre ergodicité et quasi-ergodicité. Nous l’avons rappelé, Boltzmann pense en termes finitistes. L’espace des phases d’un système est découpé en cellules et le mouvement du système devient une sorte de permutation des cellules. A une énergie totale donnée correspond un nombre fini de cellules pour lesquelles le mouvement est alors nécessairement périodique, avec un cycle unique : autrement dit, le système est monocyclique. Il est légitime de penser que le système puisse passer par toutes les cellules compatibles avec l’énergie. Telle est l’hypothèse ergodique dans l’esprit de Boltzmann, qui n’a rien de choquant tant qu’on se restreint au cas discret. Le passage au continu est délicat. Le principe ergodique des Ehrenfest n’est rien d’autre qu’un passage brutal au continu, fortement déformateur et qui fait la naïveté du principe.

L’article de 1887, "Sur les analogies mécaniques du second principe de la thermodynamique" 248 permet de mieux comprendre les positions de Boltzmann sur la question de l’ergodicité. Il réitère largement les considérations précédentes (sur les mouvements de Lissajous notamment) et son Ergode. Remarquons que les idées de Boltzmann ont bien évolué depuis 1881 où il établissait une distinction très nette entre son approche et celle de Maxwell :

‘" Il y a une différence dans les conceptions de Maxwell et Boltzmann, dans le sens où ce dernier caractérise la probabilité d’un état par le temps moyen durant lequel le système est dans cet état, alors que le premier considère une infinité de systèmes équivalents dans tous les états initiaux possibles." 249

Boltzmann s’est rapproché progressivement de la démarche de Maxwell, puis la dépasse, comme il l’a fait avec l’introduction des statistiques en Mécanique. En effet, ses "Inbegriff" renvoient au texte de Maxwell, de 1879 250 , qui traite des "ensembles" ("l’infinité de systèmes équivalents dans tous les états initiaux possibles").

En 1887, la notion d’ensemble devient la clé de voûte de son système : sans cela, il est difficile d’exprimer mathématiquement que les propriétés observables d’un gaz dépendent uniquement des forces et de l’énergie totale (ce qu’il a appelé l’Ergode). Nous partageons les remarques de Von Plato 251 , à qui nous empruntons ces dernières remarques. Le but de Boltzmann est de trouver la distribution de probabilités permettant de calculer toutes les propriétés d’un système. Or il existe, théoriquement, des trajectoires, en nombre infini, pour lesquelles la distribution est violée, les trajectoires périodiques par exemple. Raisonner sur des ensembles permet de dépasser ce cap théorique en exprimant les propriétés macroscopiques sans préciser l’évolution microscopique. Dans un ensemble, il y a beaucoup plus de conditions initiales qui conduisent à une distribution uniforme que d’autres : on est assuré de trouver une distribution d’équilibre. Le passage d’une distribution d’équilibre (macro) à la distribution d’un système particulier (micro) est aussi une inférence probabiliste : le système peut admettre une distribution s’écartant de la distribution d’équilibre, mais c’est fortement improbable.

Boltzmann raisonne donc constamment en termes probabilistes. On peut ajouter que la conception même de probabilité dans la physique de Boltzmann s’est diversifiée. En 1881, il évoquait des probabilités synonymes de moyenne temporelle, se démarquant de Maxwell. Désormais, il raisonne avec des probabilités sur des ensembles. Ceci nous permet de signaler une dernière interprétation douteuse des Ehrenfest : ils suggèrent que tous les systèmes vérifient l’hypothèse ergodique. Pour être fidèle à Boltzmann il conviendrait que ce soit seulement une majorité.

Leur traité reprend donc les grandes lignes des travaux de Boltzmann, mais les sort trop rapidement de leur contexte et, de ce fait, en gomme les subtilités : les nuances probabilistes apportées par Boltzmann, la distinction entre modèles continus et discrets, la question de l’influence du milieu extérieur et les collisions. En outre, les Ehrenfest critiquent la Mécanique statistique de Maxwell et Boltzmann parce qu’elle ne justifie pas le principe ergodique (tel qu’ils l’entendent) : ceci n’a rien d’étonnant car ce n’était pas l’idée de Boltzmann.

Le texte des Ehrenfest est pourtant capital pour les suites données au problème des fondements de la Mécanique statistique puisque leurs définitions d’ergodicité et de quasi-ergodicité serviront en quelque sorte de paradigme à la question (paradigme qui évoluera rapidement avec les contraintes mathématiques 252 ). En un mot, la question fondamentale devient : un système régi par la dynamique peut-il passer par toutes les configurations mathématiquement possibles ? ou arbitrairement près ? C’est sur cette formulation, plus mathématique, que se poursuit le débat. Il s’agit désormais d’une recherche mathématique, élaborée par les mathématiciens. D’ailleurs l’argument des Ehrenfest contre l’hypothèse ergodique "naïve" est singulièrement abstrait et mathématique 253 . Tout ceci est destiné à établir les bases de la Mécanique statistique, à concilier la dynamique microscopique et la statistique. Alors que jusqu’ici mathématique, physique, philosophie même, sont inextricablement mêlées (Boltzmann est un modèle du genre), de telles questions de dynamique échappent progressivement aux physiciens. Les propos d’E. Borel confirment cette tendance, nous le verrons, et les premiers véritables "théorèmes ergodiques" seront dus aux mathématiciens G.D. Birkhoff (1931) et J. Von Neumann (1932). Nous analyserons ultérieurement ces résultats. En définitive, Boltzmann a participé de manière essentielle aux débats de la Mécanique statistique, mais une grande partie de la substance qu’il a apportée est purement et simplement engloutie dans le flot de la "théorie ergodique", mathématique, naissante. Ce n’est pas sans rapport avec le "choix" qui est opéré au début du XXème siècle en faveur de conceptions "statistiques", "fréquentistes" plutôt que probabilistes.

Notes
241.

A noter aussi, que Poincaré, dans les années 1880, ne connaît pas les travaux de Boltzmann, mais bien ceux de Helmhotlz, dont les systèmes monocycliques. Poincaré discutera ces mêmes notions en 1889 seulement : [POINCARE, H., 1889a].

242.

Peu d’historiens (et autres) se sont penchés sur cet article de Boltzmann, qui pourtant contient beaucoup de concepts essentiels qu’on retrouve chez Gibbs notamment. Quelques références sur le sujet sont contenues dans le texte de Gallavotti (un des rares articles très précis sur le sujet), [GALLAVOTTI, G., 1994] et l’article de synthèse de Von Plato : [VON PLATO, J., 1991].

243.

Les considérations étymologiques de [GALLAVOTTI, G., 1994] nous semblent particulièrement pertinentes. Monode renverrait ainsi à un ensemble de distributions d’une "unique nature".

244.

Stationnaire signifie, selon Boltzmann empruntant là une définition à Clausius, que les positions et les vitesses restent bornées à un domaine fixé. [BOLTZMANN, L., 1884], p. 129.

245.

Etymologiquement, Orthode serait un Monode de "nature correcte". Boltzmann définit l’Orthode sur une condition de différentiabilité exacte de la quantité (dU+pdV)/TU est l’énergie totale, V le volume, T la température et p est liée aux forces agissant sur le système (pression).

246.

La notion même d’ensemble, Gibbs ne s’en attribue pas vraiment la paternité : il fait référence à la méthode "statistique" de Maxwell et une allusion à un article de Boltzmann [BOLTZMANN, L., 1871c]. Voir [GIBBS, J.W., 1902], p. viii. Le travail de Gibbs étend encore les considérations de Boltzmann et les éclaircit car l’article de Boltzmann de 1884 est loin d’être limpide. Ce travail de 1884 correspond encore à une phase de tâtonnements pour Boltzmann, ce qui explique peut-être l’absence de suite véritable donnée à cet article.

247.

Nous nous inspirons de [GALLAVOTTI, G., 1994].

248.

[BOLTZMANN, L., 1887].

249.

"There is a difference in the conceptions of Maxwell and Boltzmann, in that the latter characterizes the probability of a state by the average time in which the system is in this state, whereas the former assumes an infinity of equal systems with all possible initial states", cite dans [VON PLATO, J., 1991], p. 71 (traduit de Boltzmann, Wissenschaftliche Abhanlungen, vol II, p. 582).

250.

Le texte de Maxwell, de 1879, s’attache à une discussion des idées de Boltzmann de 1871 ; comme nous le constations, il contient déjà en germe la notion d’"ensemble", mais de manière trop allusive encore. [MAXWELL, J.C., 1879].

251.

[VON PLATO, J., 1991], p. 82-83.

252.

Nous faisons référence à l’arrivée de la théorie de la mesure, en mathématiques, qui change les données du problème et permet de préciser encore la notion mathématique d’ergodicité. Le chapitre 7 montrera les changements induits par la "théorie ergodique" à partir des travaux de Birkhoff.

253.

Comme le fait remarquer Gallavotti, la notion de quasi-ergodicité, conçue pour pallier les déficiences de l’ergodicité est encore plus obscure et fait même appel à l’axiome du choix ! [GALLAVOTTI, G., 1994].