L’entrée dans la problématique de la cinétique des gaz

Bien avant les Ehrenfest, Poincaré s’est inquiété et investi dans les débats sur les thèses de Maxwell dans un premier temps et Boltzmann ensuite 254 . Mais il n’est que tardivement au fait de l’actualité en théorie cinétique des gaz. Sa première intervention, en 1889, montre à la fois l’intérêt qu’il porte au thème, et la méconnaissance quasi totale (en France) de ce sujet. Dans la note intitulée "Sur les tentatives d’explication mécanique des principes de la Thermodynamique" 255 il s’interroge sur l’accord entre Mécanique et thermodynamique. Poincaré prend acte des tentatives de Helmholtz ("les plus intéressantes", "sans contredit") à propos des systèmes monocycliques pour rattacher les principes thermodynamiques aux théorèmes de la Mécanique : elles le satisfont pour les phénomènes réversibles. Sa note est centrée sur les phénomènes irréversibles, pour lesquelles les conciliations lui semblent insatisfaisantes, y compris les idées de Helmholtz. Par une démonstration rapide Poincaré en arrive à la conclusion :

‘"Nous devons donc conclure que les deux principes de l’augmentation de l’entropie et de la moindre action (entendu au sens Hamiltonien) sont inconciliables. Si donc M. von Helmholtz a démontré, avec une admirable clarté, que les lois des phénomènes réversibles découlent des équations ordinaires de la Dynamique, il semble probable qu’il faudra chercher ailleurs l’explication des phénomènes irréversibles et renoncer pour cela aux hypothèses familières de la Mécanique Rationnelle d’où l’on a tiré les équations de Lagrange et de Hamilton." 256

La démonstration, contredite quelques temps après par le physicien britannique G.H. Bryan 257 , n’est pas notre souci. L’impression essentielle dégagée par ce texte est que Poincaréveut aboutir à la conclusion d’une inconciliabilité, quitte à produire une démonstration un peu bancale. La note traduit bien plus son a priori sur la question qu’une démarche et une démonstration mûrement réfléchie. Ceci éclaire la position de Poincaré vis-à-vis de la Mécanique statistique qu’il découvre progressivement au cours des années suivantes. Au fond, l’idée de chercher à accorder irréversibilité et mécanique lui paraît courue d’avance et son attitude critique systématique à propos des arguments de Maxwell et Boltzmann ne fait que renforcer ce constat.

Ainsi, en 1893, Poincaré écrit-il à l’adresse des philosophes un bref article intitulé "Le mécanisme et l’expérience" 258 dans lequel on retrouve quelques ingrédients de la précédente note : selon lui, le mécanisme implique la réversibilité des phénomènes alors que le monde est peuplé de phénomènes irréversibles. Outre les solutions d’Helmholtz et les "mouvements cachés" Poincaré discute le point de vue de Maxwell. Les "Anglais" ont proposé une autre hypothèse que Poincaré compare à la situation, irréversible, suivante : cacher un grain d’orge dans un tas de blé est facile, mais il est ensuite impossible de le retrouver.

‘"Cela tient à ce que les grains sont trop petits et nombreux ; l’irréversibilité apparente des phénomènes naturels tiendrait de même à ce que les molécules sont trop petites et trop nombreuses pour la grossièreté de nos sens" 259

"Le hasard" reprendra un argument similaire. Il fait allusion au Démon de Maxwell et annonce que la théorie cinétique des gaz est "jusqu’ici la tentative la plus sérieuse de conciliation entre le mécanisme et l’expérience". L’argument suivant, à l’encontre des théories de Maxwell, est des plus intéressant. Il s’agit en l’essence du paradoxe de Zermelo-Planck :

‘"Un théorème facile à établir nous apprend qu’un monde limité soumis aux seules lois de la mécanique, repassera toujours par un état très voisin de son état initial. Au contraire, d’après les lois expérimentales admises [...] l’Univers tend vers un certain état final dont il ne pourra plus sortir. Dans cet état final, qui sera une sorte de mort, tous les corps seront en repos et à la même température." 260

Poincaré va même plus loin et il donne sa solution au paradoxe : le monde tend vers un état de mort où il restera longtemps mais pas éternellement. Le temps de récurrence est fonction du nombre de molécules du problème 261 . Enfin, pour Poincaré, le problème de fond, c’est-à-dire la contradiction entre "la réversibilité dans les prémisses et l’irréversibilité dans la conclusion", est loin d’être résolu. En quelques pages Poincaré démonte deux points clés de la théorie. Mais il témoigne aussi de sa méconnaissance des avancées récente sur ces problèmes. En fait, il ignore totalement les travaux de Boltzmann et se réfère encore en 1893, exclusivement à Maxwell. Par contre les travaux de Maxwell lui semblent très familiers, au point d’en corriger les erreurs de calcul et de formuler des objections à l’encontre de sa théorie des gaz 262 .

Notes
254.

Poincaré a consacré plusieurs cours à la thermodynamique (premier semestre 1888-89), repris en théorie analytique de la chaleur (1893) avant de discuter ces problèmes dans le cadre de son cours de calcul des probabilités (1893-94).

255.

[POINCARE, H., 1889a].

256.

[POINCARE, H., 1889a], p. 552-553.

257.

Celui-ci avance que Poincaré raisonne uniquement dans un cas de température nulle, duquel on ne peut rien conclure. Voir [BRUSH, S.G., 1986], p. 638.

258.

[POINCARE, H., 1893b].

259.

Ibid., p. 89.

260.

Ibid., p. 90. C’est certainement dans un esprit de simplification que Poincaré fait allusion à la mort thermique de l’Univers plutôt qu’au second principe de la thermodynamique. La mort thermique fait partie des débats scientifico-philosophiques et n’a pas besoin de beaucoup d’explicitations pour un contemporain de Poincaré.

261.

Ni Zermelo, ni Planck, ni Boltzmann ne font référence à ce texte précis de Poincaré. Sans doute ignorent-ils complètement son existence.

262.

Une courte, mais dense, note de 1893 montre qu’il rentre dans les moindres détails de la théorie et qu’il est très attentif à l’accord expérimental de celle-ci. [POINCARE, H., 1893c].