Sur la théorie cinétique des gaz, 1894

En 1894, Poincaré publie une nouvelle réflexion, plus étoffée, "Sur la théorie cinétique des gaz", ignorant encore les idées de Boltzmann, il faut le souligner. Cette fois le coeur de son propos est ce qu’il appelle le "postulat de Maxwell" (qui est en fait le "principe ergodique") et le "théorème de Maxwell", en l’occurrence le principe d’équipartition de l’énergie. Les travaux de dynamique, sur les trois corps notamment, refont surface pour critiquer les affirmations de Maxwell. Il définit ainsi, ce qu’il appelle, pour quelques temps encore, le postulat de Maxwell :

‘"Dans un problème quelconque de mécanique, il y a certaines fonctions des coordonnées q et de leurs dérivées qui doivent demeurer constantes pendant toute la durée du mouvement. C'est ce qu'on appelle des intégrales. Il y en a toujours au moins une qui est celle des forces vives et qui exprime la constance de l'énergie totale.
Il en résulte qu'un système, partant d'une situation initiale donnée, ne peut pas atteindre une situation quelconque : les valeurs des intégrales doivent, en effet, être les mêmes pour la situation initiale et pour toutes les situations ultérieures.
Maxwell admet que, quelle que soit la situation initiale du système, il passera toujours une infinité de fois, je ne dis pas par toutes les situations compatibles avec l'existence des intégrales, mais aussi près qu'on voudra d'une quelconque de ces situations.
C'est ce qu'on appelle le postulat de Maxwell." 263

Au passage, on remarquera que Poincaré comprend le postulat dans la version "aussi près que...". Ensuite, il reprend un problème soulevé par Lord Kelvin, à propos de ce postulat :

‘"Tous les problèmes de mécanique admettent certaines solutions remarquables que j'ai appelées périodiques et asymptotiques […] Pour ces solutions, le postulat de Maxwell est certainement faux.’ ‘Ces solutions, il est vrai, sont très particulières, elles ne peuvent se rencontrer que si la situation initiale est tout à fait exceptionnelle.
Il faudrait donc au moins ajouter à l'énoncé du postulat cette restriction, déjà bien propre à provoquer nos doutes : sauf pour certaines situations initiales exceptionnelles." 264

Pour Poincaré, cette restriction n’est pas encore très satisfaisante. En effet :

‘"[…] si le postulat est vrai, le système solaire serait instable ; s'il est stable, en effet, il ne peut passer que par des situations peu différentes de sa situation initiale. C’est là la définition même de la stabilité.
Or si la stabilité du système solaire n'est pas démontrée, l'instabilité l'est moins encore et est même peu probable.
Il est possible et même vraisemblable que le postulat de Maxwell est vrai pour certains systèmes et faux pour d'autres, sans qu'on ait aucun moyen certain de discerner les uns des autres." 265

Poincaré utilise, par analogie, ses résultats de la théorie des équations différentielles, comme l’existence de solutions périodiques et asymptotiques, et met en défaut le postulat. Il établit même un lien des plus intéressants entre le postulat et la question de la stabilité ("à la Poisson") 266 . Le point le plus remarquable de ce texte de Poincaré est bien cette allusion au théorème de récurrence, que beaucoup de scientifiques considèrent comme le "premier théorème ergodique" 267 et le caractère probabiliste qu’il revêt. La critique de Poincaré montre que sur la base du théorème de récurrence, il est illusoire de fonder une hypothèse ergodique ou quasi-ergodique, telle que les Ehrenfest la conçoivent.

Somme toute, c’est une intervention dans le pur style de Poincaré : il met en exergue les points vraiment problématiques et laisse le soin aux autres de trouver une solution. En outre, Poincaré intervient en dynamicien, spécialiste de la Mécanique, dans un problème qu’il considère lui-même comme de la "dynamique rationnelle" :

‘"Dans les problèmes de dynamique rationnelle, analogues à celui qui nous occupe ici, les forces ne dépendent que de la position du système ; si donc on connaît la situation du système, on connaîtra, non seulement les coordonnées des divers points et leurs vitesses, mais encore leurs accélérations. On pourra en déduire la situation nouvelle du système au bout d’un temps infiniment petit.’ ‘On peut donc dire que, si l’on connaît la situation initiale du système, on connaîtra sa situation à un instant ultérieur quelconque." 268

Ce passage, dont la parenté au déterminisme laplacien est flagrante, témoigne des positions de Poincaré, en 1894, et de l’évolution de sa pensée quelques années plus tard dans "Le hasard". La posture déterministe de Poincaré se démarque également des positions de Boltzmann, déjà converti à une vision plus probabiliste des phénomènes de la théorie des gaz.

Enfin, il faut bien remarquer que les réflexions techniques de Poincaré n’ont rien d’original par rapport à Boltzmann, qui les a largement anticipées, y compris le point de vue "probabiliste" et les trajectoires "exceptionnelles". Ajoutons que, d’après Von Plato 269 , le texte de Poincaré n’a eu guère d’audience auprès des physiciens. Le peu de considérations dont fait l’objet le "célèbre" théorème de récurrence dans les discussions sur l’hypothèse ergodique 270 confirme assez bien cette observation.

Poincaré reprend le fil de ses analyses en 1906 et publie un texte plus technique sur le sujet : "Réflexions sur la théorie cinétique des gaz" 271 . Toujours très peu enthousiasmé par ces théories, Poincaré s’attache de plus en plus à une critique mathématique, précise, rigoureuse des thèses de Gibbs et Boltzmann. Il a abandonné les positions de principe pour occuper le terrain de la théorie. Cet opuscule de Poincaré est également intéressant parce que les Ehrenfest s’en sont certainement inspirés dans leurs critiques des idées de Gibbs 272 .

Notes
263.

[POINCARE, H., 1894], p. 100

264.

Ibid., p. 105.

265.

Ibid., p. 105.

266.

On remarquera d’ailleurs que Poincaré est plutôt convaincu de la stabilité du système solaire, c’est-à-dire que les solutions instables sont exceptionnelles. Mais ce sont elles qui pourraient assurer le postulat de Maxwell.

267.

Comme nous l’avons déjà signalé, les premiers véritables théorèmes ergodiques sont les théorèmes de Birkhoff (1931) et Von Neumann (1932). Birkhoff présentera le théorème de récurrence comme la racine de son théorème ergodique. Au chapitre 7, nous détaillerons ce point, p. 454.

268.

Ibid., p. 98.

269.

[VON PLATO, J., 1991], p. 86.

270.

Les discussions postérieures au traité des Ehrenfest s’entend.

271.

[POINCARE, H., 1906]. Sans entrer dans les détails, Poincaré cherche à critiquer les théories de Boltzmann et Gibbs, trop floues mathématiquement à son goût, et à développer une notion d’entropie grossière (utilisée habituellement par les physiciens et qui obéit au second principe) et d’entropie fine (en fait constante). Le résultat de Poincaré met en avant les difficultés des passages à la limite (du discret au continu) et les précautions à prendre, contrairement aux Ehrenfest.

272.

[DUGAS, R., 1959], p. 237-238. Le problème, élucidé par Poincaré, réside dans les passages à la limite dans le découpage en cellules finies de l’espace des phases.