Le Calcul des probabilités, 1912

Le dernier jalon de l’évolution des idées de Poincaré est la fin de son traité sur le Calcul des probabilités, dans sa deuxième édition, en 1912. Parmi les diverses questions étudiées dans le dernier chapitre Poincaré aborde "le mélange des liquides". Au cœur du problème se trouve le postulat de base du "théorème de Boltzmann-Maxwell". L’intérêt de ce passage réside dans l’argumentation associant très intimement dynamique et probabilités. Poincaré évoque la situation suivante. Supposons que nous ayons introduit des molécules roses dans un liquide, à l’instant t=0. La question est de savoir si la répartition des molécules roses devient uniforme ou non avec le temps ; le postulat en question correspond à la réponse affirmative à cette interrogation. Poincaré décrit le problème en termes probabilistes :

‘"Quelque soit la probabilité de telle ou telle situation du système à l’instant zéro, n’allons-nous pas avoir une probabilité uniforme pour cette situation à l’instant t, pourvu que t soit assez grand ?" 273

Il cherche ensuite des justifications et des exceptions sur des modèles dynamiques de liquides. Poincaré travaille en mathématicien. L’intérêt de ces quelques pages est de donner une base solide aux arguments mathématiques qui se développeront dans la perspective d’une recherche de type "théorie ergodique". Le dernier paragraphe, consacré à "un mode de raisonnement" utilisé en théorie cinétique des gaz, est aussi très remarquable pour les aspects probabilistes introduits.

Dans son exposé, Poincaré suppose le volume du vase divisé en n volumes égaux, v 1 ...v n . La probabilité pour qu’une molécule soit dans un volume v i est p i . La loi de probabilité s’exprime : P = p 1 x 1 +...+p n x n , où x 1 ...x n sont des "variables auxiliaires".

Le processus est connu à travers les probabilités q ik  : probabilité pour qu’une molécule, à l’instant t dans le volume v i , soit dans le volume v k , à l’instant t+τ. On remplace, dans la loi P, les x k par q 1k x 1 +...q nk x n , pour obtenir une nouvelle loi notée PS, valable pour l’instant suivant. En itérant le processus, on montre alors que PS h (h itérations) tend vers une loi de probabilité uniforme. Poincaré fait une objection à ce raisonnement :

‘"Il n’est pas démontré que la probabilité pour qu’une molécule soit à l’instant t+2τ dans le volume vi en admettant qu’on sache qu’elle était à l’instant t+τ dans le volume vk reste la même si l’on ne sait pas du tout où elle était à l’instant t, ou bien si l’on sait qu’elle était à cet instant dans le volume v i par exemple." 274

Cela pose la question du type de processus en jeu et de savoir si les probabilités de transition q ik sont les mêmes à l’instant t et à l’instant t+τ 275 . D’après Poincaré les raisonnements de théorie cinétique passent cela sous silence. Il considère cependant qu’ils peuvent être plausibles dans certains cas, comme celui-ci :

‘"quand on envisage la probabilité pour qu’une molécule gazeuse subisse une déviation donnée par un choc avec une autre molécule, cette probabilité ne sera guère affectée par les chocs antérieurs subis par la même molécule." 276

Poincaré ne cite aucun auteur en particulier pourtant cette hypothèse ressemble fort aux hypothèses de "désordre moléculaire" : il n’y a pas de corrélations entre les molécules, le processus a toutes les caractéristiques d’un phénomène sans mémoire. En un mot, on peut le qualifier d’aléatoire.

Les deux derniers paragraphes du traité éclairent davantage son texte "Le hasard". Les derniers mots font écho à ce texte :

‘"Supposons les molécules gazeuses enfermées dans un vase en forme de parallélépipède rectangle, pouvant choquer les parois, mais ne pouvant se choquer entre elles. Si elles ont toutes la même vitesse, elles ne seront pas uniformément réparties dans le vase au bout d’un temps quelconque, si elles ne le sont pas au temps t=0. Elles le seront, au contraire, si leur vitesse varie suivant une loi de probabilité quelconque, suivant la loi de Maxwell, par exemple, et cela quelle que soit la loi." 277

Ceci nous renvoie à la question de la complexité des causes et à l’absence de hasard lorsqu’une caractéristique du système est conservée, invariante. Dans l’hypothèse où seuls les chocs sur les parois interviennent et où les vitesses des molécules sont identiques, la situation initiale se conserve et ne produit pas d’uniformité dans la distribution spatiale. Dans l’autre cas, la connaissance de la seule loi de probabilité des vitesses assure la tendance à l’uniformisation du gaz. Comme le dit Poincaré en relation avec la situation générale où l’on ne connaît que les lois de probabilités pour la vitesse d’une molécule, "on pourrait alors raisonner à peu près comme nous l’avons fait à propos du battage des cartes" 278 .

L’évolution de la pensée de Poincaré est étonnante. Poincaré navigue allègrement entre dynamique, statistiques et probabilités, ne s’abstenant pas de présenter le processus comme probabiliste, à condition que cela soit un minimum justifié. Cette évolution, depuis 1889, est traversée par deux grandes tendances : la critique du mécanisme et le scepticisme à l’égard des interprétations mécaniques de l’irréversibilité 279 . Ces deux tendances sont développées dès 1889 et se concrétisent en quelque sorte par un assouplissement probabiliste promulgué graduellement : "Le hasard" est une étape dans ce changement.

Notes
273.

[POINCARE, H., 1912], p. 323. Il suit : "C’est là ce qu’on postule dans la théorie cinétique des gaz, et en particulier quand on veut établir le théorème de Boltzmann-Maxwell. Il y aurait un grand intérêt à justifier ce postulat.". Il est raisonnable de penser que Poincaré connaît désormais largement les théories avancées par Boltzmann, au moins à travers la traduction remarquable et remarquée des Leçons sur la théorie des gaz, par M. Brillouin en 1902 et 1905.

274.

Ibid., p. 332.

275.

Le terme de probabilité de transition n’est pas utilisé par Poincaré. La grande similitude avec les processus de Markov nous pousse à choisir ce terme. Il faut noter aussi que les théories de A.A. Markov (1856-1922) sont tout à fait contemporaines de Poincaré : son travail en théorie des probabilités, sur les processus stochastiques date de la période 1907-1912.

276.

Ibid., p. 332.

277.

Ibid., p. 333. En italique dans le texte.

278.

Ibid., p. 332.

279.

Parmi les différents protagonistes, les travaux de Boltzmann et Gibbs sont peut-être les moins considérés. L’"hommage" rendu à la mort de Boltzmann en 1906, à l’Académie des Sciences est prononcé par Poincaré : on se demande s’il est possible de faire plus expéditif. En intégralité cela donne :

"Boltzmann, qui vient de mourir tragiquement, professait depuis longtemps à Vienne ; il s’était surtout fait connaître pour ses recherches sur la théorie cinétique des gaz. Si le Monde obéit aux lois de la Mécanique qui permettent indifféremment de marcher en avant ou en arrière, pourquoi tend-il constamment vers l’uniformité sans que l’on puisse le faire rétrograder ? Telle est la question qu’il avait entrepris de résoudre et non sans quelques succès", [POINCARE, H., 1906b].