Josiah Willard Gibbs (1839-1903) et la Mécanique statistique

Le nom de J.W. Gibbs, physicien américain, est apparu plusieurs fois déjà. En 1902 paraît son célèbre ouvrage, fondateur de la Mécanique statistique : Elementary principles in Statistical Mechanics developed with special reference to the rational foundation of thermodynamics 280 . Il vient ponctuer l’évolution des idées en physique depuis Clausius, Maxwell et Boltzmann, avec leur théorie cinétique des gaz. Gibbs apporte deux nouveautés, essentielles pour l’histoire de la physique au XXème siècle, qui sont intimement liées. D’une part, il fonde la Mécanique statistique sur des conceptions mathématiques. Alors que Maxwell et Boltzmann restaient sur des modèles de gaz, les lois mécaniques, les processus de collisions et autres, Gibbs construit une théorie indépendante de ce substrat 281 . Par ailleurs, l’indépendance de la théorie facilitera grandement l’utilisation de la Mécanique statistique dans le cadre de la physique quantique 282 . D’autre part, Gibbs vient compléter l’évolution de la cinétique des gaz (de Clausius) vers les aspects combinatoires (le lien entre entropie et probabilités établi par Boltzmann) 283 . C’est le sens du terme "Mécanique statistique" choisi par Gibbs lui même. Son intention est de "faire des recherches statistiques en tant que branche de la Mécanique rationnelle" 284 .

Gibbs n’intervient pas de manière soudaine dans les questions de Mécanique statistique 285 . Il a commencé par des travaux à la frontière entre la Mécanique et la thermodynamique. Ces points sont moins connus et nous permettent d’insister, une nouvelle fois, sur le poids de la Mécanique dans la conception de la démarche statistique.

Gibbs obtient une thèse d’ingénieur de l’université de Yale en 1863, avant de se former aux mathématiques et physique à Paris, Berlin et Heidelberg. Dans les années 1860, il travaille sur un dispositif pour machines à vapeur, destiné à améliorer la réponse du système au changement de vitesse du moteur : le cœur de ce problème est un problème de dynamique, de Mécanique, et plus précisément d’équilibre et d’instabilité du système. Même s’il abandonne les réflexions sur ces machines, ceci l’a certainement marqué. Dans les années 1870, en effet, il entame des travaux en thermodynamique qui s’orientent progressivement vers la question de la thermodynamique de l’équilibre et sa stabilité. Son article de 1878, qui le rendra célèbre, développe une théorie générale de l’équilibre thermodynamique, inspirée de l’équilibre mécanique, et qui fondamentalement repose sur un principe extrémal. La première application, célébrée par les chimistes tels Ostwald et Le Chatelier, à l’équilibre chimique, avec la notion de potentiel chimique fera date. Mais, malgré une reconnaissance partielle, ses idées ont du mal à percer en Europe ; Boltzmann, Planck, Helmholtz développent leurs notions en parallèle.

De 1884 à 1902 Gibbs forme le projet de fonder une "Mécanique statistique" prolongeant le chemin frayé par Maxwell et Boltzmann. Il définit la notion d’"ensemble" statistique (dont on a vu les premières traces chez Boltzmann), diversifie les configurations imaginables pour de tels ensembles (microcanonique, canonique, grand ensemble). Par des analogies formelles il identifie les termes mathématiques aux quantités thermodynamiques connues. Nul besoin de s’appesantir plus sur la multitude de résultats de Gibbs qui découlent de ces considérations. Quant aux limites de sa théorie, Gibbs en est largement conscient 286 . Il donne des fondements statistiques à la thermodynamique dans la mesure où un système thermodynamique peut être traité comme un système mécanique conservatif avec un nombre fini de degrés de liberté. En ce sens, il s’agit bien d’une "branche" de la Mécanique rationnelle, ainsi qu’il le souhaitait.

Il faut également remarquer que l’essentiel de la construction de Gibbs concerne la Mécanique statistique d’équilibre. Dans un rapide chapitre de son ouvrage Gibbs donne quelques indications à propos de l’irréversibilité 287  mais ce ne sont que des arguments verbaux, prudents. Il poursuit des recherches dans ce domaine, mais son décès rapide en 1903 met un terme à ces dernières considérations.

Poincaré est assez critique à l’encontre des thèses de Gibbs. Hadamard en fait également une analyse en 1906 288 et se départit des positions de Poincaré, sur le fond. En effet, il pense plausible l’existence de lois irréversibles, sans aller jusqu’à l’affirmer tout à fait. L’objection de réversibilité des équations du mouvement ne suffit pas à jeter le doute 289 . L’argument d’Hadamard repose sur deux éléments récurrents dans ce type de discours : le battage des cartes et un phénomène du type "petite cause, grand effet". Le battage des cartes intervient en tant que processus réversible régularisant les probabilités. L’autre effet concerne la discussion des systèmes mécaniques, telle que Gibbs l’envisage. Soit P’ le point représentatif du système au temps t’ et P’’ au temps t’’ :

‘"Quand t’’-t’ est très grand, c’est-à-dire qu’un changement très petit de P’ entraîne un changement très grand de P’’, tout se passe comme si P’ étant donné, P’’ était plus ou moins indéterminé, comme si la donnée de P’ correspondait au lancé d’une roulette dont l’arrêt marquerait la position de P’’. Cette roulette fonctionnerait aussi parfaitement que possible si l’indétermination de P’’ était absolue (sauf la condition de constance de l’énergie). Même si cette hypothèse est inexacte, il n’en est pas moins vrai que des points représentatifs primitivement rapprochés les uns des autres se dispersent avec le temps et que notre ensemble de systèmes est ainsi battu." 290

On remarquera que la discussion du jeu de roulette dans "Le hasard" se rapproche de cette description. Néanmoins, Hadamard insiste beaucoup plus sur les aspects de "sensibilité aux conditions initiales".

Par ailleurs, Hadamard critique Gibbs car celui-ci n’apporte pas d’arguments suffisamment rigoureux en faveur de l’existence de processus irréversibles. Voici comment Hadamard met en défaut l’objection de réversibilité. Dans la notice sur ses propres travaux de 1912, un rapide retour sur la question montre quel est le centre du problème selon lui : qu’est-ce qu’une distribution non organisée ? Car la théorie cinétique affirme qu’une certaine quantité H est croissante, non pas pour toute situation initiale, mais pour les distributions non organisées. Or une seule propriété des distributions organisées est utilisée pour les raisonnements de cinétique des gaz : ce sont des distributions exceptionnelles, au sens du calcul des probabilités. Ce caractère exceptionnel fait quasiment office de définition. A ce propos, Hadamard ne manque pas d’évoquer le théorème (de récurrence) de Poincaré (comme il l’avait fait plus directement dans l’article de 1906).

L’objection de réversibilité repose sur l’ambiguïté de cette définition. En imaginant un mouvement de t à t’, renversé dans le temps à l’instant t’, l’objection suppose que le mouvement inorganisé à t, l’est aussi à t’, sans quoi le processus sort du cadre d’application de la fonction H. Hadamard affirme que cela n’est pas exact 291  et propose une autre version des propriétés de la quantité H, immunisée contre l’objection de réversibilité.

‘"Soient H1 et H2<H1, deux valeurs de H ; T un intervalle de temps convenablement choisi.
Désignons par M1 les mouvements pour lesquels, pendant l’intervalle T, la quantité H prend au moins une fois la valeur H1 ; par M2, les mouvements pour lesquels (au cours du même intervalle de temps) H prend au moins une fois la valeur H2 ; par M3, ceux qui satisfont à l’une ou l’autre des deux conditions précédentes ; autrement dit, qui sont à la fois des mouvements M1 et des mouvements M2.
Les M3 sont exceptionnels parmi les M1, mais non parmi les M2." 292

Notes
280.

[GIBBS, J.W., 1902], il a été traduit en français, en 1926 seulement, par F. Cosserat (avec une introduction de L. Brillouin).

281.

En introduction à son traité, Gibbs signale qu’il prend le parti de ne pas expliquer "les mystères de la Nature". Partant du problème des chaleurs spécifiques, problème essentiel en ce début de XXème siècle et lié aux questions d’équipartition de l’énergie, Gibbs affirme : "Certainly, one is building on an insecure foudation, who rests his work on hypotheses concerning the constitution of matter. Difficulties of this kind have deterred the author from attempting to explain the mysteries of nature, and have forced him to be contented with the more modest aim of deducing some of the more obvious propositions relating to the statistical branch of mechanics." [GIBBS, J.W., 1902], p. x. On pourra remarquer qu’il n’échappe pas aux tentatives de récupération des énergétistes, voyant chez Gibbs de bons arguments contre la nécessité de recourir à l’atomisme. Cependant, Gibbs ne partage pas ces vues énergétistes (voir [KLEIN, M.J., 1972], p. 391 et [BRUSH, S.G., 1983], p. 76 à ce sujet). De toute manière Gibbs n’est pas enferré dans ce débat autant que Boltzmann.

282.

Ce point de vue lui permet de se tenir à l’écart d’un problème physique important (un des "nuages" de Kelvin), celui de l’écart entre les chaleurs spécifiques expérimentales et les prédictions de la théorie cinétique sur la base du théorème d’équipartition.

283.

Gibbs, dans une notice sur Clausius, indique d’ailleurs la différence essentielle à ses yeux : "In reading Clausius we seem to be reading mechanics ; in reading Maxwell, and in much of Boltzmann’s most valuable work, we seem rather to be reading in the theory of probabilities". Cité dans [KLEIN, M.J., 1972], p. 391.

284.

"we pursue statistical inquiries as a branch of rational mechanics" [GIBBS, J.W., 1902], p. ix.

285.

On se reporte à la biographie de J.W. Gibbs, dans le Dictionary of Scientific Biography [KLEIN, M.J., 1972].

286.

[KLEIN, M.J., 1972], p. 392.

287.

Chapitre XII de [GIBBS, J.W., 1902], p. 139-151.

288.

[HADAMARD, J., 1906a].

289.

Voir les remarques de Dugas [DUGAS, R., 1959], p. 231-232.

290.

Cité dans [DUGAS, R., 1959], p. 232.

291.

Tout dépend du système auquel se réfère le qualificatif "exceptionnel" (comme le montre la variante de propriété de H suggérée par Hadamard). "le fait, pour un mouvement, d’être organisé ou inorganisé dépend de ce que l’on suppose préalablement connu à son sujet." [HADAMARD, J., 1912], p. 86.

292.

[HADAMARD, J., 1912], p. 86.