Le mouvement brownien

En parallèle aux considérations de Gibbs, les études sur le mouvement brownien participent au cheminement vers les conceptions statistiques. En un sens, ce phénomène considéré comme une manifestation directe d’une évolution moléculaire aléatoire s’insère naturellement dans les débats de thermodynamique aujourd’hui. Mais, en réalité, avant Einstein, en 1905, peu de physiciens y prêtent attention et Clausius, Maxwell comme Boltzmann ne publient rien sur le sujet. Le physicien Louis-Georges Gouy (1854-1926) attire le premier l’attention des physiciens en 1888, et Poincaré est à l’écoute. En substance, Gouy a constaté que le mouvement est indépendant des influences extérieures et suggère que le mouvement brownien offre une exception au second principe de la Thermodynamique, au niveau microscopique 293 .

Poincaré évoque cette réflexion de Gouy dans "Le hasard", et plus longuement dans une conférence faite à Saint-Louis en 1904 (reproduit dans La valeur de la science en 1905 294 ). Ce dernier texte, consacré à "la crise actuelle de la physique mathématique", aborde le principe de Carnot et l’irréversibilité. Selon Poincaré, Maxwell, Boltzmann et Gibbs ont développé un point de vue tel que :

‘"le principe de Carnot n’est qu’un principe imparfait, une sorte de concession à l’infirmité de nos sens ; [...] le démon imaginaire de Maxwell, qui peut trier les molécules une à une, saurait bien contraindre le monde à revenir en arrière" 295

Ce sont des objections théoriques, selon Poincaré, alors que le phénomène de mouvement brownien est plus problématique : "plus besoin de l’œil infiniment subtil du démon de Maxwell, notre microscope suffit […] et voilà déjà l’un de nos principes en péril" 296 . Ce sont quelques idées reprises dans "Le hasard". Poincaré n’a pas continué sur le sujet, certainement pris dans d’autres problématiques 297 .

Les premiers résultats théoriques, frayant une voie à des investigations expérimentales, sont l’œuvre de Albert Einstein (1879-1955) et du physicien d’origine polonaise Marjan Smoluchowski (1872-1917), à partir de 1905. Einstein avait déjà travaillé à des études de physique statistique avant de publier son troisième article de 1905. Celui-ci est une illustration du besoin d’une approche atomiste de la thermodynamique. En substance, la théorie d’Einstein repose sur les fluctuations, qui suffisent à expliquer le mouvement des particules browniennes ; l’intérêt majeur de sa théorie est de donner un résultat quantitatif, rapidement exploité sur le plan expérimental. Einstein prouve ainsi l’utilité de l’approche statistique sans jamais évoquer l’idée qu’il puisse exister un hasard fondamental dans le phénomène.

Les expériences de Jean Perrin (1870-1942), qui lui vaudront son prix Nobel en 1926, constituent une confirmation des idées d’Einstein. Elles sont rapidement devenues synonymes de preuve de la réalité atomique de la matière pour les observateurs contemporains.

Si le mouvement brownien est lié aux théories de Maxwell et Boltzmann, il n’en est pas une "simple" application. Cependant, la théorie développée au début du XXème siècle assure la vision statistique-atomiste du monde, mise en doute dans les débats scientifiques et philosophiques. Les questions de fond sont évincées et la vision statistique (celle proposée par Einstein, si l’on veut) est acceptée.

Notes
293.

Gouy imagine une machine, irréalisable en pratique mais objet de pensée théorique, qui pourrait récupérer une portion du travail d’une particule brownienne. Le travail serait produit à partir de la chaleur du milieu, allant à l’encontre du principe de Carnot. Le second principe ne serait plus valable pour des systèmes de taille inférieure au micron. Voir [BRUSH, S.G., 1986], p. 670.

294.

[POINCARE, H., 1905a].

295.

[POINCARE, H., 1905a], p. 130-131.

296.

Ibid., p. 131-132.

297.

D’après S.G. Brush, il semble que Poincaré se soit déchargé sur Louis Bachelier (1870-1946), auteur d’une thèse de mathématiques sur la spéculation financière, développant une théorie des processus stochastiques proches des théories modernes sur le brownien (processus de Wiener).