Emile Borel (1871-1956)

A travers ses multiples réflexions sur les phénomènes aléatoires, Borel va contribuer à appuyer l’option fréquentiste au sujet des probabilités. La définition des probabilités constitue en fait le cœur de la problématique de Borel. Pour lui il ne s’agit que d’une question de mathématiques, à savoir celle de déterminer les hypothèses mathématiques requises dans la définition. Ce choix de Borel s’inscrit dans la perspective de l’histoire des probabilités mathématiques, qui trouveront progressivement leurs fondements avec lui, puis plus définitivement avec A. Kolmogorov en 1933. Borel tente d’écarter les probabilités des théories physiques, mais dans ses tentatives de définition il s’adosse tout de même aux éléments de la Mécanique statistique et à des intuitions proches de ce que Poincaré exprime dans "Le hasard".

Sa traduction de l’ouvrage des Ehrenfest, en 1915, est assortie de compléments personnels qui laissent filtrer ses choix. Tout d’abord, prolongeant les réflexions de Plancherel et Rosenthal, Borel montre lui aussi que "l’hypothèse de l’existence rigoureusement abstraite des systèmes ergodiques est contradictoire" et débat des problèmes mathématiques posés par la Mécanique statistique 301 . Borel distingue très nettement les mathématiques et la physique, indiquant d’ailleurs que l’hypothèse ergodique est du ressort des mathématiques et n’intéresse pas les physiciens. En fait, il prépare le terrain pour son interprétation et sa justification à base de théorème de calcul de probabilité.

Ses notions de probabilités reposent clairement celle d’"indétermination permanente des actions extérieures" :

‘"C’est la notion même du déterminisme des phénomènes qui est ici en jeu. Il s’agit de savoir s’il est possible d’admettre que les mouvements ultérieurs des molécules d’un gaz sont déterminés par leur état initial et par les lois du choc. Or, en admettant même que l’état actuel soit rigoureusement connu, ce que l’on déduira, c’est un ensemble d’états parmi lesquels on n’a aucune raison de supposer que l’un plutôt que l’autre est effectivement réalisé ; on est donc en droit de considérer comme devant être réalisé dans l’avenir l’un de ces états choisis parmi ceux qui sont bien plus fréquents que les autres. [...]’ ‘D’une manière précise, un calcul facile montre qu’un déplacement d’un millième de millimètre d’un atome situé dans une étoile éloignée a pour conséquence une modification dans la trajectoire d’une molécule gazeuse observée par nous, modification dont l’ordre de grandeur angulaire dépasse 10-200. Il est donc physiquement impossible de regarder la direction des trajectoires des molécules comme rigoureusement déterminées, comme un nombre mathématique abstrait ; il faudrait, en effet pour cela, avoir introduit dans nos équations au moins tout l’univers visible ; si on regarde une telle direction comme pouvant se trouver avec une égale probabilité à l’intérieur d’un cône dont l’angle au sommet est 10-200, on constate que les chocs ont pour effet de disperser très rapidement ces directions primitivement très voisines ; [...] ces différences imperceptibles suffisent pour modifier entièrement l’histoire de la masse gazeuse. Les conclusions auxquelles on arrive ainsi sont analogues à celles auxquelles conduisent les hypothèses ergodiques [...]’ ‘Elle permet en même temps de répondre à l’objection de J. Loschmidt. L’évolution des états les plus probables apparaît en effet alors, non comme une propriété d’un modèle particulier mais, ce qu’elle est réellement, comme une propriété statistique de l’infinité de modèles qui correspondent au bout d’une fraction de seconde à un gaz réel, supposé rigoureusement connu à l’instant initial." 302

La fin du premier paragraphe laisse apparaître que Borel adhère à une vision "fréquentiste" des probabilités, comme les Ehrenfest. L’indétermination, en reprenant des termes modernes, est la combinaison d’une sensibilité extrême du système et d’irrémédiables perturbations extérieures 303 . En conséquence il est indispensable, selon Borel, de mettre sous une forme "indéterminée" des propositions de type courant en théorie cinétique. Les parois du récipient d’un gaz ne sont pas absolument rigides, les données ne sont pas exactement connues ou connues seulement avec une approximation. Ceci implique de prendre en considération des probabilités pour ces données soumises à l’indétermination. Borel s’attache à montrer que cette forme probabiliste des données du problème justifie de raisonner de manière statistique sur le comportement du gaz 304 . Il construit des démonstrations mathématiques sur des modèles de gaz (sphères en collisions) qui lui servent à justifier l’emploi des probabilités dans la cinétique des gaz ; la racine physique de cette justification est l’indétermination de données. Au chapitre des analogies avec "Le hasard" on peut donc compter : l’indétermination de Borel et le passage "Une cause très petite", le jeu de roulette cité par Borel et Poincaré, pour lequel les conditions de lancement sont indéterminées 305 .

Pour en terminer, dans le long extrait du texte de 1915, Borel évoque des "conclusions" à ces considérations et compare la situation aux hypothèses ergodiques. En fait, Borel remplace l’ergodicité par la loi des grands nombres au cœur des fondements de la cinétique des gaz 306 . Les deux points de vue ont les mêmes conséquences, mais dans l’esprit de Borel, les hypothèses ergodiques doivent céder la place aux théorèmes de calcul des probabilités. Voilà qui éclaire ses critiques à l’encontre de l’ergodicité et montre comment les mathématiques des probabilités et la physique statistique se rapprochent considérablement sous la plume de Borel.

Le rapport des mathématiques à la physique est à double sens. La théorie des probabilités sert à la théorie physique, qui s’associe en retour, de manière heuristique, à la démarche de définition des probabilités. En s’intéressant à la question du fondement des probabilités, Borel interroge et mêle toutes les problématiques physico-mathématiques essentielles en 1915 307  : Mécanique statistique, mouvement brownien et fluctuations, continu et discontinu autant en mathématique des probabilités qu’en physique des quanta. Il inscrit également l’option statistique, fréquentiste, au cœur de la définition des probabilités et de la perception de tous ces phénomènes ayant en commun leur caractère aléatoire.

Notes
301.

Au sujet de l’hypothèse ergodique il ajoute : "à vrai dire, il ne semble pas que cette hypothèse abstraite ait jamais été réellement envisagée par les physiciens ; ceux-ci n’ont probablement jamais cru aux systèmes rigoureusement ergodiques, au sens mathématique, c’est-à-dire, pour rester dans la géométrie ordinaire, à la trajectoire qui passe rigoureusement par tous les points intérieurs au carré [...] les courbes telle que celle de G. Peano n’ont été connues que par ceux qui s’intéressent à la théorie des ensembles, et personne n’a jamais pensé que de telles courbes pourraient être des trajectoires dynamiques. Pour le physicien une trajectoire est ergodique si l’on approche autant que l’on veut de toute position compatible avec la valeur donnée de l’énergie [...] Lorsque l’on interprète la mécanique statistique au moyen de l’indétermination permanente des actions extérieures [...], la question de l’existence mathématiquement rigoureuse de la trajectoire ergodique n’a plus aucune importance physique.", [BOREL, E., EHRENFEST, P., EHRENFEST, T., 1915], p. 276. La remarque au sujet de G. Peano est due à Rosenthal : [ROSENTHAL, A., 1913].

302.

[BOREL, E., EHRENFEST, P., EHRENFEST, T., 1915], p. 283. En italique dans le texte.

303.

Dans un texte antérieur, de 1913, "La mécanique statistique et l’irréversibilité", Borel détaillait davantage les calculs sur l’indétermination : il imagine même un système de réflexions sur de multiples globes sphériques (un système analogue de la théorie cinétique), lequel présente une propriété de croissance exponentielle avec le temps. [BOREL, E., 1913]. Borel ajoutait : "L’indétermination de l’avenir est, bien entendu, relative à nos moyens d’investigation et de calcul", p. 1702.

304.

[BOREL, E., 1906].

305.

Au sujet du jeu de roulette, Borel affirme que les conditions de lancement du jeu sont indéterminées, suivent une loi de probabilité qu’on ne connaît pas, mais qui est une fonction continue. Seules les propriétés générales des distributions de probabilité importent pour connaître la loi de probabilité du résultat du jeu de roulette, une distribution uniforme. Borel ajoute un autre exemple. Dans le cas d’un point matériel, de vitesse V, limité à un domaine D, Borel s’interroge sur la probabilité des directions possibles du point, c’est-à-dire de l’orientation de V. Il conclut : "toutes les directions sont également probables, pourvu que l’on considère un temps assez long" sur la base d’un raisonnement similaire à celui de la roulette. [BOREL, E., 1906], p. 1687 (en italique dans le texte). Rappelons que le texte de Borel est antérieur à celui de Poincaré. Borel n’évoque pas le jeu de roulette, mais d’autres jeux simplifiés lui servent de modèle, tel celui de la distribution des petites planètes. De toute façon ce ne sont que des prétextes à mathématisation de situations analogues dans diverses questions physiques.

306.

Ceci est explicité dans [BOREL, E., 1906]. Dans ce texte, la justification de l’utilisation des probabilités est suivie d’un raisonnement probabiliste établissant la loi de Maxwell de répartition des vitesses. Il affirme alors : "[...] rien n’autorise à dire que la loi de Maxwell devient plus probable lorsque le temps croit ; tout ce que l’on peut dire, c’est qu’en multipliant les expériences, ou en les prolongeant, on permet à la loi des grands nombres de se manifester malgré les écarts passagers possibles.", [BOREL, E., 1906], p. 1691.

307.

En conclusion de ses commentaires sur le texte des Ehrenfest, Borel soulève les questions des fluctuations et des quanta ([BOREL, E., EHRENFEST, P., EHRENFEST, T., 1915]). L’essentiel de la discussion concerne le mouvement brownien, les moyens de récupérer son énergie et les possibilités de contredire le second principe. Comme le dit Borel, "c’est le problème du démon de Maxwell transporté sur le plan expérimental" (ibid., p. 290). Le démon de Maxwell est effectivement à l’honneur puisqu’il sert de modèle pour imaginer un procédé de contournement du second principe par les fluctuations. Mais le point important des fluctuations est ailleurs : la théorie des fluctuations peut suggérer la marche à suivre pour définir la probabilité élémentaire, le problème véritablement crucial pour Borel (ibid., p. 292).