Un bémol sur la notion de précurseur

Savoir si Poincaré est un initiateur ou un précurseur dépend également de ce que l’on entend par "précurseur". Il faut donc chercher à préciser cette notion, dans l’absolu. La racine latine du terme est praeccurrere "courir en avant", qui donne praecursor "éclaireur, avant-coureur" 309 . Un précurseur serait une personne dont les conceptions annoncent ou préparent la voie à d’autres conceptions, un mouvement, qu’elles ont précédées dans le temps. Il y a dans cette définition de quoi perturber plus d’un historien, pour qui il est bien difficile d’admettre l’idée d’une quelconque anticipation. L’historien des sciences et épistémologue G. Canguilhem a déjà stigmatisé cette tendance à la recherche de précurseur, trop fréquente dans le domaine de l’histoire des sciences, dans un passage resté célèbre :

‘"A la rigueur s’il existait des précurseurs l'histoire des sciences perdrait tout sens, puisque la science elle-même n'aurait de dimension historique qu'en apparence […] Un précurseur serait un penseur, un chercheur qui aurait fait jadis un bout de chemin achevé plus récemment par un autre. La complaisance à rechercher, à trouver et à célébrer des précurseurs est le symptôme le plus net d'inaptitude à la critique épistémologique. Avant de mettre bout à bout deux parcours sur un même chemin, il convient d'abord de s'assurer qu'il s'agit bien du même chemin." 310

En dehors du cercle des historiens, la notion de précurseur bénéficie d’une indulgence certaine. Un rapide regard sur l’historiographie nous a montré à quel point l’affirmation en question est considérée comme quasiment hors de doute concernant Poincaré.

Nous allons reprendre l’analyse de ces assertions et accréditer partiellement cette idée de "précurseur", plutôt que de la rejeter en bloc, au risque de choquer les historiens. Pour cela il faudra dégager la pierre de touche : le raisonnement sur le strict plan mathématique, avec toutes ses spécificités, donne une relative plausibilité à de telles affirmations.

Dans cette perspective nous démarquerons deux éléments parmi les conceptions du chaos prêtées à Poincaré. L’argument le plus plausible est celui lié à la notion mathématique de courbe homocline. En anticipant sur la suite, il est même possible de tracer un chemin, parmi les œuvres mathématiques de plusieurs scientifiques du XXème siècle, entre la définition initiale de Poincaré et les variantes récentes. Une lecture sur un plan strictement mathématique des derniers paragraphes des Méthodes Nouvelles conforte cette idée.

Le second point à singulariser concerne l’importance donnée aux orbites périodiques. Ces orbites jouent un rôle particulier dans certaines conceptions du chaos (et dans la théorie du chaos). En effet, certains scientifiques considèrent que le squelette d’un comportement chaotique est constitué par l’ensemble des orbites périodiques instables de l’équation différentielle correspondante 311 . Le meilleur moyen d’accéder à une connaissance du système est d’analyser les orbites périodiques. Il est particulièrement tentant de relier cette démarche à celle de Poincaré lorsqu’il percevait les orbites périodiques comme une "brèche" pour pénétrer la citadelle réputée imprenable (le problème des trois corps dans son cas).

Quelle historicité ces conceptions peuvent-elles avoir ? Une mise au point préalable de philosophie des mathématiques est utile pour répondre à une telle interrogation. Pour simplifier la présentation nous allons schématiser volontairement les mathématiques et l’histoire des mathématiques selon deux perspectives : un point de vue platonicien, pour lequel les mathématiques sont des idées conçues dans un "monde" que le mathématicien investit et découvre peu à peu ; une perspective opposée où les mathématiques sont une construction progressive, une invention plutôt qu’une découverte. L’historicité des mathématiques, qui est l’enjeu de cette discussion, n’a pas le même sens dans les deux cas. Pour un platonicien, l’histoire se réduit à une vulgaire chronologie de découvertes qui seraient nécessairement ahistoriques : un précurseur lève un coin du voile que ses successeurs achèvent de retirer. Pour son contradicteur, l’historicité des mathématiques est très forte, les contingences historiques jouent un rôle primordial dans l’évolution des concepts mathématiques. Il n’y a plus guère d’anticipation possible et parler de précurseur n’a plus de sens. Pour rendre compte de la pensée mathématique il paraît difficile de distinguer ces deux conceptions, mais leur séparation éclaire, à notre avis, la discussion de la notion de précurseur.

Comment réagir dans le cas de Poincaré et des homoclines ? Pour un platonicien (en schématisant un peu, de nombreux mathématiciens se revendiquant des mathématiques "pures" semblent partager ce type d’idées) il est tout naturel de déclarer que Poincaré a découvert le chaos, puisque, selon lui, les mêmes éléments mathématiques se retrouvent dans le squelette mathématique du chaos, quatre-vingt ans après. Nous pensons que Stewart, Diacu et Holmes adhèrent à cette conception. La posture contraire incite à la prudence et nous fait penser qu’un parcours moins linéaire qu’il n’y paraît pourrait joindre les homoclines de Poincaré aux notions récentes. En effet, est-on certain que le cheminement passe exclusivement par les mathématiques ? Il faudrait savoir ce qui relève effectivement d’un développement mathématique continu et ce qui résulte d’une reconstruction a posteriori (d’autant plus que l’adhésion à une philosophie mathématique "platonicienne" incite fortement à une telle vision rétrospective des résultats mathématiques, puisqu’ils sont quasiment "sans histoire").

En outre, à l’opposition entre une histoire "mathématicienne" (héritée d’une vision platonicienne) des mathématiques et une histoire "historienne", qu’on pourrait rapprocher des vieilles idées d’internalisme et d’externalisme, s’ajoute une dimension liée à la pensée des mathématiciens, en tant qu’êtres humains. Il y a les théorèmes d’une part et comment les mathématiciens perçoivent leurs résultats, quelle portée ils leurs attribuent, quel sens ils leurs donnent, d’autre part. D’où cette question : que pense Poincaré de ses homoclines et est-ce que nous les appréhendons nécessairement de la même manière au fil du temps ?

Nous avons déjà donné des éléments de réponse. Poincaré traite le problème des trois corps par la classification des trajectoires en grandes classes. Aux yeux de Poincaré, les homoclines, les hétéroclines sont des classes particulières, qui ont de l’importance en tant qu’ensemble de trajectoires et non en tant que trajectoires individuelles. La résolution du problème des trois corps et de la stabilité du système solaire passe par l’élucidation de la structure des classes de solutions. Le détail de l’évolution d’une homocline n’intéresse pas Poincaré. De toute façon, dès le début, il a conscience que cela ne servira pas à résoudre le problème. Dans sa perspective globale, cela n’a pas d’intérêt. On pourrait ajouter qu’il n’a que peu de moyens de calcul à disposition pour ce genre d’étude. Mais alors, s’il a été saisi par la difficulté proposée par les homoclines, dans quelle mesure a-t-il anticipé tout ce que le calcul permettra de découvrir, d’imaginer et de penser ?

Au sujet des orbites périodiques également, la prudence s’impose. Pour Poincaré les orbites périodiques servent de tremplin pour construire des classes d’orbites, sa perspective étant de résoudre un problème de stabilité. Plus que la construction et le calcul des orbites périodiques, il s’appuie sur le résultat de densité des orbites périodiques. Là encore, dans quelle mesure les moyens de calcul ont-ils modifié les perspectives ?

Affirmer que Poincaré est un précurseur renvoie donc, selon nous, à une conception des mathématiques et de leur place dans la science. Il faudra éclaircir ce point dans l’histoire du chaos que nous voulons écrire. Cette discussion, loin de proposer une réponse définitive à la question, montre deux choses. D’abord que l’on peut donner un sens à l’affirmation selon laquelle Poincaré est un précurseur d’un chaos conçu sur la base des homoclines. Nous avons joué sur une présentation dichotomique platonicienne / historisante de l’histoire des mathématiques, mais sauf à être un relativiste aveugle, il faut bien admettre qu’il y a une certaine a-historicité dans les résultats mathématiques. Les cadres théoriques persistent plus longtemps que les cadres des sciences physiques. Les objets mathématiques et les résultats, les théorèmes et les conjectures ont une durée de vie très longue, comparée au reste des résultats scientifiques. La notion de "vérité" n’a, en fait, pas le même statut en mathématiques et dans les autres sciences. En un sens, une théorie mathématique n’est jamais remise en cause, elle est seulement limitée.

Admettre que Poincaré (aux côtés duquel on pourrait placer Andrade) a été confronté à la première "manifestation mathématique" du chaos peut prendre sens, à condition de considérer les homoclines comme un élément de chaos, ce qui nous renvoie aux notions de chaos en jeu. Cela n’enlève rien à nos critiques sur les affirmations qui prennent trop peu de précautions à ce sujet. Les discours faisant de Poincaré un précurseur n’hésite pas à sortir ses travaux de leur contexte, à rapprocher artificiellement des arguments, et à faire, inconsciemment, de véritables anachronismes car les mathématiques ne sont pas seules en jeu. L’analyse que nous avons faite du texte "Le hasard" devrait le faire comprendre.

Notes
309.

Nouveaux dictionnaire étymologique et historique, Larousse, 4ème édition, 1971 (par A. Dauzat, Dubois, J., Mitterand, H.)..

310.

[CANGUILHEM, G., 1994], p. 20-21.

311.

Il faudrait distinguer les systèmes conservatifs des systèmes dissipatifs pour être plus rigoureux. Dans le cas des systèmes conservatifs, l’utilisation des orbites périodiques se rapproche des idées de Poincaré (rappelons que Poincaré travaille sur les systèmes de la mécanique céleste, conservatifs). Pour les systèmes dissipatifs, la "philosophie" est la même, mais les orbites périodiques jouent le rôle de squelette de l’attracteur : dans le cas conservatif, il n’existe pas d’attracteur. Nous renvoyons par exemple à l’article [CVITANOVIC, P., 1991] justement intitulé "Periodic Orbits as the Skeleton of Classical and quantum chaos".