Eléments d’historiographie

Sur le plan sociologique, il existe déjà une analyse et une interprétation proposées par David Aubin et Amy Dahan. Nous reprenons leur article de synthèse [AUBIN, D., DAHAN, A., 2002] pour expliciter leurs thèses sur les développements des années 1970 (on en trouvera un exposé plus détaillé dans la thèse de David Aubin : [AUBIN, D., 1998a]) :

‘"De notre point de vue, les années 1970 ont été une période de rupture dans le domaine considéré ici, ‘les systèmes dynamiques et le chaos’. Cette rupture s’est exprimée par deux mouvements simultanés : (1) une convergence socioprofessionnelle de groupes de scientifiques venant, a priori, de différentes disciplines qui se sont rencontrés et ont interagi diversement, et (2) une reconfiguration conceptuelle, intellectuelle, centré sur des nouveaux thèmes de recherche, objets conceptuels, méthodes théoriques, et systèmes expérimentaux. De manière symbolique, ces deux mouvements ont leur apogée en novembre 1977, avec la conférence de New York sur la théorie des bifurcations et ses applications. A l’époque, la rupture était interprétée diversement : révolution scientifique complète avec la promotion d’un nouveau paradigme, pour certains, contre un sentiment bien plus grand de continuité parmi les mathématiciens." 312

Nous verrons qu’il se produit effectivement une convergence socio-disciplinaire importante et une reconfiguration conceptuelle, fortement marquée par la théorie des systèmes dynamiques. Leurs affirmations reposent sur plusieurs éléments.

(i) Ils établissent notamment un récit des travaux de Stephen Smale et René Thom, relaté préalablement dans leur exposé. Selon les auteurs, leurs travaux mathématiques et les réflexions plus philosophico-épistémologiques de Thom ont joué un rôle important dans le processus de convergence-reconfiguration.

(ii) Ils livrent une présentation d’égale importance très orientée sur les travaux de Ruelle, surtout celui réalisé avec Takens et publié en 1971 sous le titre "On the nature of turbulence", ainsi qu’une analyse sociologique du contexte de l’IHES. Aubin et Dahan affirment:

‘"comme il apparaîtra clairement, nous faisons cela pour la raison que nous sommes surtout intéressés par le processus social par lequel des théories mathématiques abstraites en sont arrivées à être perçues comme immensément pertinentes pour l’hydrodynamique, la physique, la chimie et autres. Ceci, avec notre intérêt pour le contexte local de l’IHES, explique pourquoi nous singularisons Ruelle." 313

Selon eux, c’est essentiellement dans ce contexte socio-institutionnel que les mathématiques "à la Smale" sont sorties du cadre des mathématiques pour intégrer la physique, la chimie et d’autres disciplines.

(iii) Une analyse "conceptuelle" des nombreuses recherches sur les cellules de Rayleigh-Bénard dans les années 1970 complète ces deux perspectives. Elle correspond à un récit des rencontres entre les multiples travaux de recherche sur ce dispositif et à une histoire de la naissance des interactions entre scientifiques de formation plutôt mathématique, plutôt hydrodynamique ou de physique des solides. Dans cette perspective, les cellules sont pensées comme des "objets-frontières" entre disciplines 314 . Cette analyse leur permet d’affirmer que le processus d’adoption des mathématiques dans la démarche de certains physiciens, hydrodynamiciens, au fil des années 1970, a été préparé par ces rencontres.

(iv) Les auteurs ajoutent une présentation des recherches du groupe de Christian Mira et Igor Gumowski, travaillant à Toulouse 315 . Ils dévoilent une autre convergence-reconfiguration, à propos des itérations, moins déterminée par les mathématiques très abstraites "à la Smale" que la précédente. Elle a le mérite de présenter une alternative à ce processus dominant tout en donnant une image plus complexe du processus en cours dans les années 1970.

Notre analyse vise à compléter leurs travaux sur les plans épistémologiques, conceptuels et sociologiques. Nous nous intéresserons davantage aux développements conceptuels et aux pratiques scientifiques qui émergent dans le champ du chaos. L’analyse de la période 1975-82 sera complétée par l’histoire remontant jusqu’à la fin du XIXème, laquelle permettra d’expliquer le large mouvement opéré dans les années 1970.

En outre, les travaux de Aubin et Dahan sont très orientés sur la question des mathématiques des systèmes dynamiques, plutôt que sur le chaos. On peut comprendre qu’ils délaissent les conceptions de chaos, préférant aborder le thème très ample des mathématiques des systèmes dynamiques. En particulier, ils n’abordent jamais ce que sont ces notions de chaos, comment elles se sont construites et ont évolué : c’est le cœur de notre démarche. Ces conceptions ne se résument pas à l’adoption ou l’adaptation d’une "approche en terme de systèmes dynamiques" 316  ; en conséquence, leur analyse "conceptuelle" est trop limitée pour expliquer et caractériser tout ce qu’ils annoncent au sujet du chaos par une extrapolation de leur histoire des systèmes dynamiques. Quelques conclusions pertinentes sur le processus plus large de convergence-reconfiguration peuvent en être dégagées néanmoins.

Notes
312.

"From our point of view, the 1970s were a period of rupture in the domain under consideration here, ‘dynamical systems and chaos’. This rupture was expressed by two simultaneous movements: (1) a socio-professional convergence among groups of scientists coming from a priori different disciplines who met and diversely interacted, and (2) a conceptual, intellectual reconfiguration centred around new research themes, conceptual objects, theoretical methods, and experimental systems. Symbolically, these two movements peaked in November 1977, with the New York conference on bifurcation theory and applications. At the time, the rupture was diversely interpreted: scientific revolution, complete with the advent of a new paradigm, for some, vs a much greater feeling of continuity among mathematicians.", [AUBIN, D., DAHAN, A., 2002], p. 307.

313.

"As will appear clearly, our reason for doing so is that we are mostly interested in the social process by which abstract mathematical theories came to be seen as immensely relevant to hydrodynamics, physics, chemistry and so forth. This, together with our interest in the IHES local context, explains why we single out Ruelle.", [AUBIN, D., DAHAN, A., 2002], p. 305 (nous mettons en evidence).

314.

[AUBIN, D., DAHAN, A., 2002], Paragraphe 3.2, p. 308-310.

315.

[AUBIN, D., DAHAN, A., 2002], paragraphe 3.3 : "Computer and Engineering mathematics, Toulouse 1973".

316.

"Dynamical system approach" est le terme employé pour désigner la démarche à base de mathématiques des systèmes dynamiques dans l’étude des équations différentielles ([AUBIN, D., DAHAN, A., 2002], p. 308). Ils empruntent ceci au mathématicien Morris Hirsch : [HIRSCH, M.W., 1984].