Trois conférences internationales

En se limitant au niveau international, trois conférences, avant 1980, ont fait figure de grandes réunions de ce qui devient progressivement un domaine de recherche à part entière. Nous nous appuyons sur nos recherches systématiques et sur ce qu’on peut tirer des travaux d’historiens.

La première d’entre elles (et elle se définit comme telle) est la conférence de Côme, honorant la mémoire de Volta, durant l’été 1977 317 . L’intitulé de cette conférence était : "Stochastic behavior in classical and quantum Hamiltonian systems". Comme le prétendent les organisateurs, les physiciens Guilio Casati (italien) et Joseph Ford (américain), elle est la première conférence où se rencontrent des scientifiques de domaines divers, mais abordant, par un biais ou par un autre, la question des systèmes complètement déterministes, non linéaires, pouvant générer des solutions chaotiques 318 . Des mathématiciens y côtoient des astronomes, des biologistes, des économistes et des physiciens 319 , dans l’idée de rompre avec les frontières disciplinaires.

La conférence de New York, la même année 1977 (31 octobre - 4 novembre), constitue un évènement d’une ampleur supérieure. Comme à Côme, la qualité des intervenants est au rendez-vous. Les organisateurs sont Okan Gürel (IBM) et le biochimiste allemand Otto Rössler. Le thème général de la conférence est : "Bifurcation theory and applications in scientific disciplines". La théorie des bifurcations, et non spécifiquement le chaos, est au centre des préoccupations. La conférence est d’ailleurs dédiée au mathématicien Eberhard Hopf, pour son 75ième anniversaire, car ses travaux sur cet aspect des mathématiques des systèmes dynamiques (ainsi que la question de l’ergodicité) ont atteint une grande notoriété 320 .

Cependant, plusieurs contributions importantes sortent du lot et concernent directement la question du chaos et des attracteurs étranges 321 . A ce sujet, on notera les interventions des spécialistes et de quelques uns de leurs élèves : Morris Hirsch, Edward Lorenz, Robert May, Sheldon Newhouse, Otto Rössler, David Ruelle, Stephen Smale, Robert Williams, James Yorke et bien d’autres. Comme son homologue de Côme, cette conférence réunit des acteurs de très nombreuses disciplines. Les mathématiques occupent une place centrale puisque la théorie des bifurcations est d’abord perçue comme une question mathématique, mais la biologie, l’écologie, la chimie, la physique, l’économie, l’ingénierie jouent également des rôles importants.

A travers ce colloque on voit poindre la manifestation d’une communauté d’approche des problèmes de type dynamique, en mathématique et dans d’autres disciplines. Plus que la théorie des bifurcations, c’est l’approche qualitative qui est fédératrice de toutes les contributions 322 . Les conceptions du chaos, la synergétique de Hermann Haken, les problèmes issus de la physique (mécanique des fluides et turbulence), de la chimie (réaction de Belousov-Zhabotinsky), de l’écologie (dynamique des populations) sont abordés d’un point de vue qualitatif, par des méthodes construites et examinées, non plus seulement au niveau mathématique mais en relation avec toutes ces questions pratiques. Ces familles très variées de scientifiques trouvent un intérêt commun dans les méthodes d’approche des problèmes, ce qui en fait des facteurs de liaison de première importance. Plus prosaïquement, cette confrontation généralisée a également permis de mettre un terme à l’ignorance réciproque entre disciplines qui n’ont pas les mêmes objets de recherche, mais des démarches proches. Ceci est d’autant plus facile que les théories sont assez accessibles pour les uns et les autres, hormis certains aspects plus mathématiques qui devaient déjà apparaître un peu ésotériques à bon nombre d’observateurs. En tout cas, les spécialistes du sujet, au fait de l’actualité de 1977, sont réunis pour la première fois, à l’exception notable des ressortissants de l’URSS et de ses satellites.

Mentionnons une troisième conférence, fille des deux précédentes, focalisée explicitement et ouvertement sur le thème du chaos (même si son titre ne le laisse pas apparaître) : "International Conference on Nonlinear dynamics", organisée à la New York Academy of Sciences, entre le 17 et le 21 décembre 1979, par Robert Helleman (d’ailleurs présent à la première conférence). Son introduction à la publication des actes va à l’essentiel et nous évoque fortement des éléments des chapitres précédents, au sujet de la fin du XIXème siècle. C’est ce que nous allons montrer avant de proposer un bilan de ces trois conférences. Helleman commence ainsi 323  :

‘"Le sujet principal de cette conférence a été le comportement chaotique que présentent beaucoup de systèmes dynamiques non linéaires ; je me réfère au comportement chaotique inhérent aux solutions de diverses équations déterministes du mouvement, et non au comportement chaotique obtenu en additionnant des sources de bruit extérieures. Ce comportement chaotique inhérent survient quand des orbites (ou solutions) ont une extrême ‘dépendance sensible en leurs conditions initiales’." 324

Une telle définition est à la fois vague (ce n’est qu’un mot introductif) et assez générale pour englober les différents pans de l’activité liée à ce "chaos", inscrits à l’ordre du jour de la conférence. La notion de chaos telle qu’elle est présentée, renvoie à la capacité de génération d’aléatoire dans des systèmes décrits par des équations déterministes. La sensibilité aux conditions initiales y occupe une place importante, dans le sens où elle est le mécanisme générateur de cet aléa, de ce chaos. Nous verrons effectivement à quoi tout cela fait allusion et toutes les nuances à apporter.

Helleman donne ensuite un rapide panorama des sujets débattus pendant la conférence, en distinguant deux grandes classes de systèmes : les systèmes dissipatifs et les conservatifs, dont les analyses sont présentées de manière disjointe. Les systèmes conservatifs Hamiltoniens se divisent eux-mêmes en deux types : les intégrables et les non intégrables.

‘"Ce sont parmi ces derniers que ceux qui travaillent dans le domaine de la mécanique statistique cherchent – et trouvent – des systèmes ergodiques, i.e., des systèmes (faiblement) chaotiques dans lesquels virtuellement toutes les orbites couvrent densément et uniformément la surface d’énergie constante. Un système non intégrable général, néanmoins, n’est pas (globalement) ergodique, mais a des régions chaotiques à travers tout son espace des phases. [...] Non seulement il y a une abondance de régions chaotiques, mais il y a aussi une abondance de régions régulières dans lesquelles la plupart des orbites sont confinées à des tores invariants […] dans l’espace des phases. Ceci est une conséquence du théorème de Kolmogorov -Arnold -Moser, qui montre qu’une fraction finie de toutes les orbites sont typiquement sur de tels tores de petites dimensions." 325

A côté du chaos, on voit donc apparaître la notion d’ergodicité, une référence directe à des travaux de Mécanique statistique, et le théorème de Kolmogorov-Arnold-Moser, du nom des trois mathématiciens l’ayant démontré. De plus, chaos et ergodicité ne sont pas seulement vaguement rapprochés : l’ergodicité est une forme (faible) de chaos.

Dans le cas des systèmes dissipatifs, Helleman présente deux aspects : la question des bifurcations et celle du chaos.

‘"On peut penser que, dans un système dissipatif, toutes les orbites sont effectivement attirées par un point stationnaire [...] Une seconde possibilité est qu’un simple attracteur périodique, ou cycle limite, existe dans l’équation familière de van der Pol. Lorsqu’on change la valeur d’un certain paramètre, µ [...] on trouve qu’un attracteur périodique à une boucle de période T se transforme, pour une certaine valeur µ1, en un attracteur à deux boucles, de période 2T. A un certain µ2 , il atteint quatre boucles et double encore sa période, etc. Les µk pour lesquels ces bifurcations de doublement de période se produisent, convergent souvent vers une valeur critique finie µ, produisant des attracteurs de plus en plus compliqués au cours du processus. Au-delà de µ, l’objet n’est plus un attracteur, mais d’autres attracteurs non périodiques peuvent survenir, avec des formes compliquées dans l’espace des phases. Le mouvement le long de ces attracteurs peut être chaotique, ergodique ou ‘mélangeant’. De tels attracteurs étranges sont discutés dans les présentations groupées sous ce titre [...]" 326

Toutes ces citations nous renvoient à un large spectre des débats de la fin du XIXème siècle. Les références seront explicitées dans la discussion des aspects conceptuels, mais nous pouvons déduire quelques tendances sur la base de l’analyse de ce dernier colloque.

Il ressort en premier lieu qu’une certaine "communauté" de scientifiques s’est formée et se maintient sur ces questions de chaos. La majorité des intervenants (sans parler des participants) était déjà active aux deux premiers colloques. En parallèle, la communauté semble s’agrandir, de nouvelles figures émergent. On pourrait faire, en quelque sorte, du comité scientifique de la conférence, le comité des références en matière de chaos et de dynamique non linéaire : Arnold, Chirikov, Fadeev, Ford, Krumhansl, Kruskal, Lebowitz, Marcus, Martin, Moser, Novikov, Rosenbluth, Ruelle, Sinaï. On notera également que la participation du monde soviétique est plus importante qu’en 1977.

Deuxièmement, les présentations sont plus orientées qu’auparavant sur la thématique "chaos", telle que Helleman la décrit. Ainsi le titre des sessions regroupant ces exposés peut être associé au mot introductif et explicatif de Helleman : Turbulence, Comportement ergodique et intégrable, Physique et chimie, Applications et flots chaotiques, Turbulence chimique et turbulence développée, Attracteurs étranges.

En outre, malgré l’effort de Helleman, et de l’organisation sans doute, pour intégrer les présentations sous une unique étiquette de "chaos", il se dégage une impression de coexistence plutôt que de fusion des problématiques. Les préoccupations se jouxtent, les traditions de recherche se rencontrent, mais chaque scientifique et chaque domaine d’étude semble conserver sa spécificité. Il n’y a pas à proprement parler de spécialisation sur une problématique bien circonscrite appelée chaos ; les intervenants de ces colloques sont en quelque sorte des représentants des problématiques de chaos dans leur discipline. La notion de chaos très floue dégagée par Helleman traduit le fait qu’on est en présence d’un champ de recherche encore en phase de s’établir sur différents horizons disciplinaires. Naturellement les chercheurs venus de cultures scientifiques différentes, ne sont pas tous en phase les uns avec les autres. Seule l’idée de phénomènes aléatoires, issus de mécanismes déterministes, se révèle assez fédératrice pour souder ces diverses tendances. Seule une lecture conceptuelle pourra permettre de pousser l’analyse et de comprendre ce qui se passe effectivement en 1979. Ce ne sont là que des impressions qu’il faudra confirmer ou infirmer.

Notes
317.

La première conférence de Côme a eu lieu en 1927, pour le centennaire de la mort de Volta. Elle est restée dans les mémoires de l’histoire de la Mécanique quantique.

318.

" [..] nonlinear systems can yield wildly chaotic solution behavior… […] a conference on stochastic behaviour in classical and quantum Hamiltonian systems which, to our knowledge, brought together for the first time astronomers, biologists, economists, physicists, and mathematicians working in this common area." [CASATI, G., FORD, J., 1979] (préface). On peut noter aussi que, déjà en 1977, la problématique de la quantification des systèmes classiques, chaotiques est abordée.

319.

Voir note 318. Pour ne citer que quelques noms, avec lesquelles nous nous familiariserons rapidement : Andrei Kolmogorov, Mitchell Feigenbaum, Robert Helleman., Hermann Haken, Boris Chirikov, Martin Gutzwiller…et bien d’autres. Les comptes rendus de quelques allocutions ont été publiés : [CASATI, G., FORD, J., 1979].

320.

Dédicace à E. Hopf : [GÜREL, O., RÖSSLER, O.E., 1979], p. 1. Pour la bifurcation de Hopf nous renvoyons au chapitre 6, p. 445. Les travaux célèbres de Hopf en théorie ergodique, dont son Ergodentheorie ([HOPF, E., 1937]), sont analysés au chapitre 7, p. 458.

321.

O. Gürel affirme, dans la conclusion du colloque : "other phenomena such as ‘chaos’ and the creation of ‘strange attractors’ were discussed in not one but many papers presented in diverse sessions. This will undoubtedly flourish in the days ahead. It is clear that the theory will be expanded in the directions incorporating these new objects". [GÜREL, O, RÖSSLER, O.E., 1979], p. 685.

322.

Dans sa préface à la publication des actes du colloque, Gürel montre, à ce sujet, le mélange de qualitatif et quantitatif inhérent à la théorie des bifurcations. Fondamentalement, une bifurcation est un changement qualitatif dans un phénomène et les aspects quantitatifs interviennent dans l’évaluation des variations des paramètres, du nombre de changements dans les solutions critiques. [GÜREL, O, RÖSSLER, O.E., 1979], p. I.

323.

Cette introduction a plus certainement été rédigée à la fin de l’année 1980, mais cela change peu de choses pour l’instant.

324.

"The main subject of this conference was the chaotic behavior exhibited by many nonlinear dynamical systems; I am referring to the chaotic behavior inherent in the solutions of various deterministic equations of motion, and not to chaotic behaviour obtained by adding external noise sources. This inherent chaotic behavior arises when some orbits (or solutions) have an extremely ‘sensitive dependence on their initial conditions’.", [HELLEMAN, R.H.G., 1980a], p. ix (en italique dans le texte).

325.

"It is among the latter systems that statistical mechanicians search for – and find – ergodic systems, i.e., (weakly) chaotic systems in which virtually every orbit covers the surface of constant energy densely and uniformly. The general nonintegrable system, however, is not (globally) ergodic, but has chaotic regions throughout its phase space. […] Notwithstanding the abundance of chaotic regions, there is also an abundance of regular regions in which most orbits are confined to invariant tori (inner tubes) in phase space. This follows from the Kolmogorov -Arnold -Moser Theorem, which shows that a finite fraction of all orbits usually lie on such lower-dimensional tori.", [HELLEMAN, R.H.G., 1980a], p. ix. (en italique dans le texte).

326.

"One might think that, in a dissipative system, all orbits would eventually be attracted to a stationary point […] A second possibility is that a simple periodic attractor, or limit cycle, exists in the familiar van der Pol equation. As one changes the value of a certain parameter, µ […] one finds that a one loop periodic attractor of period T changes, at some value µ1, into a double loop attractor of period 2T. At some µ2, it acquires four loops and doubles its period again, etc. The µk’s at which these period-doubling bifurcations take place often converge to some finite critical value, µ, producing more and more complicated attractors in the process. Beyond µ, the object is no longer an attractor, but other nonperiodic attractors can arise, with complicated shapes in phase space. The motion along some of these attractors can be chaotic, ergodic or ‘mixing’. Such strange attractors are discussed in the papers grouped under that heading […].", [HELLEMAN, R.H.G., 1980a], p. ix-x. (en italique dans le texte).