Des tentatives précoces de vulgarisation

En parallèle, et dès 1976, l’entreprise de diffusion et de promotion du chaos, ainsi que celle des phénomènes qui lui sont rattachés, est entamée. Le biologiste Robert May est en pointe dans cet exercice et son article de 1976, publié dans Nature, "Simple mathematical models with very complicated dynamics" a assuré une bonne publicité à ces questions. May gravitant à proximité de Li et Yorke, on ne s’étonnera pas de son bon niveau d’information et de sa tentative précoce et avertie. Le texte se veut vulgarisateur en même temps qu’il entre dans de nombreux détails techniques (sans être un article de recherche). De cette manière il est accessible et utile à un large spectre de scientifiques, comme en témoignent les forts taux de citations parmi eux :

Néanmoins avant 1980, ces tentatives restent très limitées 346 . Deux nouveaux articles très remarqués sortent vers 1980, en promouvant cette fois la notion d’attracteur étrange. David Ruelle, dont on verra qu’il est en grande partie à l’origine de cette notion, s’exerce à expliquer le rapport entre turbulence (non limitée au domaine de l’hydrodynamique et, en l’occurrence, synonyme de chaos) et attracteur étrange 347 . On peut mentionner au passage l’article de Yves Pomeau et Pierre Bergé sur la turbulence hydrodynamique qui propose une vulgarisation des nouvelles idées sur la transition vers la turbulence 348 .

Le second article, de Douglas Hofstadter, datant de 1981, est plus tourné vers les processus itératifs (comme May), certainement plus simples à rendre compréhensibles pour un public non averti. Il s’intitule : "Strange attractors : mathematical patterns delicately poised between order and chaos" 349 et discute abondamment de l’universalité de la cascade de doublements de période selon Feigenbaum.

Ces trois principales publications ont trois points communs qu’il faut souligner. D’abord, ils sont agrémentés de beaucoup d’images informatiques, ce qui est aujourd’hui quelque chose de très banal, mais n’est pas anodin en 1980. Les attracteurs étranges et plusieurs figures fractales générées avec l’ordinateur sont à la fois spectaculaires, attirantes et étonnantes. On pourrait raisonnablement penser qu’il s’agit d’un effort pour plaire et faire une bonne publicité ; nous verrons, à l’analyse, que toute cette dimension visuelle (et informatique) n’est pas qu’un effet publicitaire et qu’elle a son importance dans l’exercice même de recherche.

Le second point commun tient en un mot : nouveauté. Celle-ci vise autant les conceptions que les pratiques scientifiques. L’article de May se fixait déjà pour objectif de faire connaître ces nouveaux phénomènes, dans son article presque militant, qui se termine par cet appel :

‘"J’insisterais donc pour que les étudiants soient familiarisés assez tôt dans leur formation en mathématiques avec, par exemple, l’équation (3) [Xt+1=a.Xt(1-Xt)]. Non seulement en recherche, mais aussi dans le monde quotidien de la politique et de l’économie, ce serait mieux pour tous nous, si plus de gens se rendaient compte que des systèmes non linéaires simples n’ont pas nécessairement des propriétés dynamiques simples." 350

Hofstadter, qui n’est pas directement investi dans la recherche sur le chaos mais produit un recensement d’idées sur le sujet, traduit l’excitation et l’engouement autour de ces comportements ainsi que la nouveauté de l’utilisation massive de l’ordinateur dans les études mathématiques. Il reprend la citation précédente de May en conclusion de son article jugeant qu’il s’agit d’"une plaidoirie que je trouve très juste" 351 . Quant à Ruelle, il décrit comment les attracteurs étranges offrent une compréhension renouvelée de la turbulence, pendant que Pomeau et Bergé parlent de "bond en avant" théorique à ce sujet.

Enfin, ces articles ont un dernier trait commun : ils évoquent la propriété dite de "sensibilité aux conditions initiales" pour caractériser les propriétés étranges du chaos. En 1976, May emploie déjà le terme d’"effet papillon" pour l’illustrer, reprenant ainsi l’image proposée par le météorologue Edward Lorenz en 1972 352 . Ruelle suggère la même chose dans un chapeau de paragraphe (intitulé : "Les battements d’ailes de l’attracteur de Lorenz"). Hofstadter signale la propriété mais ne lui associe pas l’image de Lorenz.

De manière plus globale, on retiendra de ces éléments de vulgarisation que le chaos est fortement associé à ces idées sur la turbulence, les attracteurs étranges et la sensibilité aux conditions initiales.

Notes
346.

On a cité "The prevalence of chaos", [MACDONALD, M., 1978], texte court, qui met l’accent sur la diversité des systèmes chaotiques, mais qui est sans commune mesure avec la démonstration de May.

347.

En français dans la revue La Recherche (voir [RUELLE, D., 1980c] et la republication récente [RUELLE, D., 2000]) et son équivalent en anglais dans The Mathematical Intelligencer ([RUELLE, D., 1980a]).

348.

En français, dans la revue La Recherche : [BERGE, P., POMEAU, Y., 1980].

349.

[HOFSTADTER, D.R., 1981], dans Scientific American. Hofstadter est plus connu pour son best-seller Gödel, Escher, Bach : [HOFSTADTER, D.R., 1996].

350.

"I would therefore urge that people be introduced to, say, equation (3) [Xt+1=a.Xt(1-Xt)] early in their mathematical education. [...] Not only in research, but also in the everyday world of politics and economics, we would all be better off if more people realised that simple nonlinear systems do not necessarily possess simple dynamical properties.", [MAY, R.M., 1976], p. 467.

351.

"a plea I find most apt", [HOFSTADTER, D.R., 1981], p. 29.

352.

[MAY, R.M., 1976], p. 466. May ne cite pas la conférence de Lorenz de 1972, mais son article de 1963, où il n’est pas question de l’image du papillon.