Un champ fondé sur des références

Ces indications ne sont que quelques bribes glanées dans des textes simplifiés, dont nous préciserons l’importance ultérieurement. Une analyse similaire, un peu superficielle mais très informative, peut être faite au niveau des travaux auxquels les recherches sur le chaos font régulièrement références dans la période 1975-82.

Une analyse quantitative brute, construite sur la lecture des articles produits dans la période et les données tirées du Science Citation Index, dévoile une série de références constituée chronologiquement de : Lorenz, 1963 / Ruelle-Takens, 1971 / Li et Yorke, 1975 / May, 1976 / Feigenbaum, 1978-9. Quantitativement, l’attention portée à ces articles est indéniable, et la période 1975-82 correspond à la phase de croissance exponentielle des références. En prenant les deux exemples les plus significatifs, l’article de Lorenz de 1963 et celui de Ruelle et Takens, il n’est pas besoin de beaucoup de commentaires.

Une étude plus fine, reposant sur des éléments de l’analyse conceptuelle à venir, donne des indices plus qualitatifs, et permet d’opérer quelques distinctions dans le choix des articles de références (distinction élémentaire mais classique : théorie / expérience / modèles et simulations numériques).

Trois travaux sont à classer en première place pour l’importance théorique qui leur est accordée, voire pour leur caractère fondateur présumé : Smale (1967), Ruelle-Takens (1971), Feigenbaum (1979). Les deux premiers sont considérés comme des préludes à de nombreux développements théoriques des années 1970, le dernier est associé à l’effervescence de l’universalité du doublement de période, à la fin de la décennie 353 . Le "scénario" d’intermittence de Pomeau et Manneville peut être intégré à ce lot, même s’il ne bénéficie pas d’autant de crédit et de publicité que ceux de Ruelle et Takens ou Feigenbaum.

Pour les manipulations numériques et les systèmes d’équations différentielles-modèles (des sortes de drosophiles pour mathématiciens-numériciens) 354 qu’ils ont fournis, les articles de Lorenz (1963), Hénon (1976) puis, un peu plus tard, celui de Rössler (1976) sont cités et utilisés à profusion. On notera également que, souvent, les citations ne visent pas l’analyse théorique, jointe aux considérations de Lorenz et Rössler par exemple. Il s’agit surtout d’indiquer la provenance des équations utilisées.

Au niveau des expériences, incontestablement, celle de Harry Swinney et Jerry Gollub de 1975 est à mettre en tête, d’autant qu’elle est associée aux considérations de Ruelle et Takens de 1971. La vague pour la transition vers le chaos, à la fin de la décennie, suscite un ensemble important d’expériences, parmi lesquelles deux peuvent être singularisées parce qu’elles ont contribué à valoriser des éléments théoriques : celle de Albert Libchaber et Jean Maurer au sujet du "scénario" de doublement de période et celle de Monique Dubois et Pierre Bergé, en association avec Paul Manneville et Yves Pomeau, sur l’intermittence.

Enfin, en analysant ces citations et références, il est clair que, comme au sujet des articles de Lorenz ou Rössler, beaucoup des allusions sont assez superficielles et relèvent souvent de l’automatisme, ou de l’"incontournable", de la référence sans laquelle l’article n’est pas un "bon" article. Chose évidente, le choix de ces références, comme des indications bibliographiques, est porteur de sens et témoigne d’une volonté d’identification à un courant. On pourra constater également que les travaux cités en exemple dans la vulgarisation recouvrent l’essentiel des textes en question. Tout cela illustre le fait que notre champ de recherche est en train de se structurer, de se donner des repères, de se construire une identité en faisant référence à quelques grands travaux. Nous verrons que la convergence vers les éléments de la liste limitée présentée ici n’est pas le fruit du hasard et qu’elle est significative d’une tendance marquante de la fin de la décennie 1970, au niveau des problématiques et des perspectives de recherches sur le chaos. Une dernière remarque : Poincaré ne figure pas dans ces références, l’omission est trop importante pour ne pas être signalée.

Deux autres indicateurs signent l’avènement d’un champ du chaos : la recherche des "pères fondateurs" et l’écriture des premiers manuels synthétisant les recherches validées et acceptées par la communauté scientifique faisant autorité en la matière.

Notes
353.

D’après J. Gleick, le colloque de 1979 est celui de la reconnaissance de Feigenbaum, comme celui de 1977 avait vu l’acclamation de Lorenz (voir note , p. 168), [GLEICK, J., 1991], p. 338.

354.

Ce sont des systèmes étudiés numériquement et pour une gamme toujours plus étendue de paramètres, pour comprendre les mécanismes propres de génération de comportements compliqués. Par ailleurs, ils sont utilisés pour modéliser des dynamiques complexes trouvées dans des systèmes issus de la physique, de la chimie ou autre.