Une histoire reconstruite

En effet, au-delà de la sélection des travaux-références, le processus de constitution d’une identité propre au champ se déploie en direction d’un passé plus lointain. De manière très consensuelle Henri Poincaré est progressivement désigné comme père fondateur et précurseur de l’ère du chaos, comme nous l’avons déjà signalé dans notre première partie.

Il faut encore distinguer plusieurs degrés dans les évocations du nom de Poincaré. Il est d’abord associé à un ensemble de méthodes d’étude de la dynamique des systèmes, au travers des "sections de Poincaré" et "applications de Poincaré", encore que les terminologies "section transverse" et "application de premier retour" sont aussi souvent usitées. En baptisant ainsi ces méthodes, il est rendu hommage à Poincaré, mais le fait est que ce choix a été opéré bien avant 1975 355 . L’histoire et l’analyse à venir nous montreront que ce sont là des méthodes adoptées par l’ensemble des chercheurs du champ du chaos, adaptées aux différents problèmes qui se posent. Ainsi, sans qu’il soit explicitement présenté comme l’initiateur de ces outils, tout le monde comprend qu’il en est le principal instigateur. Il n’y a là rien de très contestable et, comme nous l’avons précisé dans les chapitres précédents, le fait que ces moyens portent le nom de Poincaré est légitime. En outre, la symbolique associée à ces aspects de méthodologie n’est pas très forte car la problématique du chaos, l’enjeu de ces recherches et la nouveauté prétendue après 1975 ne concernent pas tant les moyens d’étude que les phénomènes et les notions de chaos eux-mêmes.

Sur le plan des conceptions du chaos, les allusions à Poincaré sont en effet neuves et plus discutables. On notera tout d’abord qu’elles sont quasiment inexistantes avant 1977. Parmi les allusions de 1977, on peut pointer celles du colloque de New York. Okan Gürel, co-organisateur, se lance à dresser une histoire de la notion de bifurcation, qu’il fait remonter à Poincaré 356 , tout en suggérant d’attribuer une place essentielle à celui-ci dans tout ce qui est abordé au cours du colloque. Pour autant, dans les transcriptions des autres interventions, Poincaré n’est pas mis en avant, sauf dans l’exposé du mathématicien Robert Devaney, au sujet des orbites homoclines ("Homoclinic orbits to hyperbolic equilibria") :

‘"Depuis l’époque de Poincaré et Birkhoff, on sait que la structure des orbites d’un système dynamique à proximité d’un point homocline est extrêmement compliquée" 357

En outre, dans les articles-références postérieurs à 1975, il ne se trouve aucune allusion à Poincaré en relation avec le chaos. Pour Li et Yorke (1975), May (1976), Hénon (1976) ou Rössler (1976), Poincaré n’est pas relié avec les considérations spécifiques aux conceptions de chaos (en mettant à part les "sections de Poincaré" et autres méthodes, bien évidement). On remarquera également que Poincaré n’est pas évoqué dans les premiers textes de vulgarisation, datant pourtant de 1980.

Cependant, les références aux "comportements compliqués" et aux "homoclines" se multiplient à partir de 1977. Le co-organisateur du colloque de 1977, Otto Rössler indique par exemple :

‘"Cette application contient [...] un point homocline [...] Un tel point d’intersection entre une variété stable et instable d’un point fixe de type selle dans un difféomorphisme a été décrit pour la première fois par Poincaré (25) dans le problème de trois corps restreint." 358

En 1978, dans "The prevalence of chaos", l’auteur explique :

‘"On sait depuis le temps de Poincaré que des systèmes dynamiques conservatifs assez simples, tels que deux oscillateurs linéaires couplés, peuvent avoir un comportement hautement compliqué." 359

En 1979, Boris Chirikov rappelle, dans son long développement sur les systèmes Hamiltoniens, que Poincaré a déjà défini la notion de courbes doublement asymptotiques 360 . Jusque là, les allusions sont concentrées sur les homoclines. Le pas suivant est franchi par Helleman en 1980, à propos des systèmes Hamiltoniens :

‘"L’existence des régions chaotiques était déjà connu de Poincaré" 361

En une sorte d’apothéose, la préface à la publication de la conférence Order in chaos de 1982 achève de consacrer Poincaré:

‘"La possibilité que le chaos existe dans des systèmes déterministes va directement à l’encontre de l’intuition commune. Pour comprendre que cette possibilité est néanmoins véritable, nous pouvons nous référer à la profonde perspicacité de Henri Poincaré, un des fondateurs de la théorie moderne des systèmes dynamiques." 362

Ce passage est suivi du dernier ingrédient qui manquait à notre anthologie : la sensibilité aux conditions initiales appuyée par la citation in extenso du texte "Le Hasard" (le célèbre "Une petite cause...", sorti du Science et Méthode de 1908, en l’occurrence). Cette dernière citation montre également que Poincaré est associé sans équivoque à la théorie mathématique des systèmes dynamiques. Enfin, le symposium The mathematical heritage of Poincaré de 1980, inscrit Poincaré dans la même voie : la publication reprend un article de David Ruelle intitulé "Differentiable dynamical systems and the problem of turbulence", qui, sans faire directement référence à Poincaré, ne peut que l’associer au mouvement en marche 363 .

Cinq années suffisent à construire une histoire, débutant par des allusions timides, prudentes et ciblées (sur les homoclines notamment) qui tendent à constituer un amalgame dont on questionne la pertinence depuis le début de cette thèse. Le fait que les premiers pas du chaos en 1975-76 ne semblent pas être des reprises des travaux de Poincaré (ni des réflexions tirées de "Le Hasard") au point où celui-ci les avaient laissés, interroge d’autant plus.

En outre, pour prolonger brièvement ce point, il faut ajouter que la question des homoclines et l’allusion à Poincaré se trouve chez Steve Smale, dans son article de 1967 en particulier. Nous avons vu qu’il compte parmi les travaux de référence de cette fin des années 1970, ce qui est susceptible de peser dans le choix de s’en remettre à Poincaré. Mais cela pose tout autant la question de savoir si les homoclines dont il est question sont pensées telles que Poincaré les a présentées ou bien selon les prescriptions de Smale. Là encore, notre analyse de l’histoire entre la fin du XIXème siècle et les années 1970 devrait apporter des réponses.

D’autres précurseurs plus récents, sont célébrés, de manière moins ostentatoire que Poincaré. Il s’agit d’Edward Lorenz, des auteurs du théorème KAM et de Michel Hénon (avec Carl Heiles), ainsi que de Stanislaw Ulam. Le premier bénéficie d’une aura fondée sur trois éléments : tout d’abord son système différentiel, exploré dans le détail entre 1975 et 1982, puis sa reconnaissance internationale au colloque de 1977, organisé en l’honneur de Hopf et qui a vu la célébration de Lorenz 364 , et enfin sa parabole de l’"effet papillon" lancée en 1972. Rapidement, Lorenz parvient au statut de celui qui a "redécouvert" ce que Poincaré avait "déjà vu" et un rapprochement est construit entre, d’une part, son travail publié en 1963 et, d’autre part, les éléments ultérieurs appelés "effet papillon" et sensibilité aux conditions initiales 365 .

Le second groupe est moins cité. Leurs travaux s’inscrivent dans la perspective des systèmes Hamiltoniens et ne préoccupent qu’une portion limitée des scientifiques. Néanmoins, l’introduction de Helleman, au colloque de New York de 1979, met en exergue le théorème KAM. Incontestablement, ces résultats sont perçus comme des tournants dans cette branche.

Enfin, Ulam est reconnu ici pour un aspect particulier de son activité, les expériences numériques. On se contentera de l’article de vulgarisation de Hofstadter faisant l’éloge de Ulam sur ce point :

‘"Un des plus vigoureux partisans de ce style de pratique mathématique a été Stanislaw M. Ulam qui, quand les ordinateurs étaient encore jeunes, n’a pas hésité à les utiliser sur des problèmes d’itérations non linéaires aussi bien que des problèmes de beaucoup d’autres branches des mathématiques. Beaucoup des idées esquissées ici sont venues à la suite des études précoces de Ulam avec Paul Stein." 366

En 1975, ces personnages, hormis Poincaré, sont tous en vie et en activité. Ils bénéficient d’une célébrité internationale, mais seul Poincaré a le privilège d’être progressivement transformé en mythe. Il est assez intéressant de constater avec ces exemples que la machine à manipuler les idées originelles des scientifiques peut se mettre en route extrêmement rapidement. Ceci est certainement d’autant plus facile que les textes sont anciens, ont été écrits en français et dans un contexte très différent de l’effervescence des années 1975-82.

Notes
355.

Difficile de le dater précisément. Ruelle et Takens, en 1971, parlent déjà des sections de Poincaré ; Birkhoff, avant la seconde guerre mondiale non ; Lorenz en 1963, Hénon en 1964 non plus.

356.

Gürel évoque Poincaré dans la préface à la publication du colloque ("The concept of bifurcation belongs to one of Poincaré’s pioneering studies", p. 1 / "E. Lorenz published his article in 1963 concerning turbulence. The solution corresponding to turbulence belongs to critical solutions, discussed almost three quarters of a century prior to this work by Poincaré", p. 2), et de manière très extensive dans sa contribution introductive au colloque ("Poincaré’s bifurcation analysis"). [GÜREL, O., RÖSSLER, O.E., 1979], p. 5-26.

357.

"Since the time of Poincaré and Birkhoff, it has been known that the orbit structure of a dynamical system near a homoclinic point or orbit is extremely complicated", [GÜREL, O., RÖSSLER, O.E., 1979], p. 108.

358.

"This map contains [...] a homoclinic point [...] Such an intersection point between the stable and unstable manifold of a saddle-like fixed point in a diffeomorphism was first described by Poincaré (25) as occuring in the reduced 3-body problem.", [RÖSSLER, O.E., 1977d], p. 190 (la note (25) renvoie aux Méthodes Nouvelles de Poincaré : [POINCARE, H., 1892a / 1893a / 1899a]).

359.

"It has been known since the time of Poincaré that quite simple conservative dynamical systems, such as two coupled linear oscillators, can exhibit highly complicated behaviour", [MADONALD, M., 1978], p. 305.

360.

[CHIRIKOV, B., 1979], p. 274.

361.

"The existence of chaotic regions was known already to Poincaré", [HELLEMAN, R.H.G., 1980b], p. 421 (il ne s’agit pas de la conférence qu’il a organisé en 1979).

362.

"The possibility that chaos exists in deterministic systems runs directly counter to normal intuition. To understand that this possibility is nonetheless real, we can refer to the deeper insight of Henri Poincaré, one of the founder of modern dynamical systems theory.", [CAMPBELL, D., ROSE, H., 1983].

363.

Le colloque a eu lieu en 1980 (Indiana University, Bloomington), mais les actes sont publiés en 1983. Le texte de Ruelle inclus dans le recueil est un texte publié en 1981 dans le Bulletin of the American Mathematical Society. [BROWDER, F.E., 1983].

364.

D’après le récit de Gleick, le dîner avait été prévu en l’honneur de Lorenz, ovationné lors de son entrée. [GLEICK, J., 1989], p. 325.

365.

Dans [MAY, R.M., 1976], p. 466 par exemple (voir note 352, p. 162).

366.

"One of the strongest proponents of this style of mathematizing has been Stanislaw M. Ulam, who, when computers were still young, turned them loose on problems of nonlinear iteration as well as on problems from many other branches of mathematics. It is from Ulam’s early studies with Paul Stein that many of the ideas to be sketched here follow.", [HOFSTADTER, D.R., 1981], p. 17.