b. Les filiations et les prolongements

Plusieurs inspirations et filiations importantes transparaissent de ces textes et nous permettent de comprendre leur choix de proposer une nouvelle terminologie. Les auteurs de "Period three implies chaos" insistent d’abord énormément sur le travail d’Edward Lorenz. La primauté du travail de Lorenz se retrouve chez tous les scientifiques évoqués Li, Yorke, May (bientôt Rössler et beaucoup d’autres…). C’est son travail sur les itérations, produit au départ pour l’analyse des équations différentielles issues de problèmes de convection, qu’ils mettent en exergue. La non périodicité avait déjà une grande importance dans l’analyse de Lorenz, dans la mesure où elle était un outil pour aborder la question de la prédictibilité à long terme en météorologie, sujet de son plus célèbre article de 1963 386 . Ce travail est parvenu dans les mains de Li et Yorke par l’intermédiaire d’Alan Faller, fasciné par ces résultats. Celui-ci était alors professeur de dynamique des fluides expérimentale et océanographe, au sein de l’IFDAM ("Institute of Fluid Dynamics and Applied Mathematics") à l’Université du Maryland, où travaillait Li et Yorke et où une recherche pluridisciplinaire est encouragée 387 . Dans leur article Li et Yorke s’intéressent uniquement à la partie traitant des mathématiques des itérations. Dans son article de 1963 le plus connu, et dans un suivant de 1964, Lorenz montre que ce type de modèles pourtant très simples peut avoir des comportements très complexes 388 .

Les autres références les plus marquantes couvrent deux types de résultats. Les expériences, au sens de l’ensemble des calculs numériques réalisés sur des itérations comme celles qu’ils considèrent, et les résultats mathématiques à proprement parler, touchant à ce genre particulier de systèmes dynamiques. Au premier rang des résultats numériques se trouvent Lorenz et le groupe de Stanislaw Ulam, Paul Stein, Myron Stein et Nicolas Metropolis du laboratoire de Los Alamos 389 . Ceux-là proposent également une courte analyse mathématique des calculs numériques. Remarquons deux choses : parmi les résultats exploités, on trouve des calculs numériques sur la fonction logistique et l’exemple est repris par Li, Yorke et May pour illustrer abondamment toute leur théorie 390 . Le travail de Lorenz s’inscrit pour cette même raison dans leur corpus. Deuxièmement, le travail de Metropolis, Stein et Stein de 1971-73, est reconnu pour sa description symbolique des itérations et pour le phénomène de cascade de doublements de période, comme May l’a signalé. Ils trouvent donc tout naturellement leur place dans le cadre général où s’inscrivent Li, Yorke et May.

Sur le plan plus théorique, le travail de S. Smale ("Differentiable dynamical systems" de 1967) est cité car il fournit à la fois un exemple d’application d’une méthode (étudier l’action de l’itération sur des séries d’ensembles) et une illustration d’un résultat assez proche de ce que Li et Yorke veulent montrer : dans le "fer à cheval" de Smale il y a un nombre infini de points périodiques 391 . Loin d’être anecdotique, ceci est peut-être l’élément mathématique le plus significatif du contexte général de cet article de 1975.

En outre, à un niveau plus global, le travail est affilié aux mathématiques des systèmes dynamiques (les itérations étant un exemple de système dynamique), en particulier dans les aspects de théorie ergodique des systèmes dynamiques. Li et Yorke (avec leur collègue mathématicien Andrzej Lasota) font des recherches dans cette branche des mathématiques, ce qui se retrouve dans les références citées et en particulier dans plusieurs de leurs propres travaux, antérieurs ou en voie de publication 392 . A côté de la notion de "fer à cheval", nous démontrerons en fait toute l’importance de cette préoccupation pour l’ergodicité.

Un vaste ensemble de travaux nourrit donc l’analyse de Li et Yorke. L’article de 1975 n’a rien d’une création ex nihilo, comme on pouvait s’y attendre. Au contraire il s’appuie sur toute une histoire et sur des travaux tant numériques que théoriques. Si quelques noms très classiques de la préhistoire du chaos ont été mentionnés, il faut noter l’absence de celui de Poincaré. Force est d’admettre que son travail n’a pas de connexion très directe avec le résultat : il s’agit d’itérations, non d’équations différentielles, et les méthodes de Poincaré ne sont pas utiles ici. Néanmoins à travers Lorenz ou Smale on comprendra qu’il est présent par l’esprit et les travaux qu’il a pu inspirer 393 .

La nouveauté de leur théorème se trouve dans le début de systématisation qu’ils proposent, tout en sachant qu’elle est assez limitée. N. Metropolis, M. Stein et P. Stein, dans une voie alternative, ont donné des résultats plus précis, mais peut-être moins spectaculaires. Le théorème de Li et Yorke montre l’abondance de suites périodiques dans des itérations très générales ; il permet même d’avancer que toutes les périodes sont représentées, moyennant certaines conditions, et que des suites non périodiques coexistent dans la même itération. En un mot, Li et Yorke mettent en lumière un début de classification des dynamiques possibles dans les itérations, s’appuyant sur la structure des orbites périodiques.

L’importance que nous accordons à cette publication de Li et Yorke ne tient pas uniquement au fait qu’elle donne un nom à une classe de phénomènes. Leur résultat va servir de paradigme à certains développements sur le sujet. Expliquons au préalable les nuances et les retouches qui lui sont apportées.

En effet, à la fin de l’année 1976, la notion de chaos du groupe May, Li et Yorke est souvent reprise mais également parfois discutée. Deux mathématiciens Peter Kloeden, Michael A.B. Deakin, et un physicien Andrew Z. Tirkel, tous trois australiens, explicitent plus clairement, dans Nature, les propriétés reliées à la notion de chaos (pour les itérations) sous-jacentes aux idées des précédents auteurs. Elles sont au nombre de trois :

‘"(1) Les solutions ne sont pas toutes périodiques ;
(2) pas nécessité de stabilité asymptotique ;
(3) il peut se produire des cycles de toute période." 394

Pour Kloeden et al., le théorème de Li et Yorke stipule que la présence d’une période trois implique les propriétés (1), (2) et (3), ce qui constituerait leur notion de chaos. L’article de 1976 ne s’avise pas simplement de reformuler le travail de Li et Yorke mais entend apporter des éléments critiques à cette position et discuter les relations entre (1), (2) et (3).

L’article présente surtout les résultats du mathématicien ukrainien Alexander Sharkovsky (né en 1936). Publié en 1964 395 , bien avant celui des deux mathématiciens américains, un des théorèmes de Sharkovsky donne en effet une caractérisation plus précise des comportements itératifs. Rédigé en russe, le résultat est resté très peu à la portée du public au-delà de l’Ukraine 396 . Mentionné dans Nature en 1976, le résultat sera traduit complètement (en anglais) par Peter Stefan et publié en 1977 seulement 397 . C’est cette dernière publication qui assurera la plus grande reconnaissance de Sharkovsky dans le monde occidental 398 .

Le résultat de Sharkovsky est plus précis que celui de Li et Yorke car il donne un ordre d’apparition des orbites périodiques.

Li et Yorke montrent que la période 3 implique toutes les autres périodes. Sharkovsky établit lui que cet ordre d’apparition est respecté : 3, 5, 7, 9, … 2.3, 2.5, 2.7, 2.9…2.2.3, 2.2.5, 2.2.7….2.2.2.3….2 n , 2 n-1 …4, 2, 1. La présence d’une période k implique l’existence de toutes les périodes inférieures selon cet ordre (c’est-à-dire à droite de k).

Publié en 1965, un second résultat de Sharkovsky, établi sur des considérations topologiques de l’ensemble C des points appartenant à un cycle, donne l’alternative suivante :

• C est un ensemble fermé, alors toute condition initiale donne une suite d’itérés se terminant, asymptotiquement, en comportement périodique.

Sinon, il y a une quantité non dénombrable de points de départ ne se concluant pas asymptotiquement en un cycle périodique 399 .

Le théorème de Li et Yorke est donc un cas très particulier des résultats de Sharkovsky. La répartition entre orbites périodiques et non périodiques est affinée. Ces remarques n’enlèvent rien à l’originalité du travail de Li et Yorke, construit sans la connaissance du travail de Sharkovsky. Mais déjà deux notions de chaos, définies exclusivement mathématiquement, se distinguent, car Kloeden et al. suggèrent, sur la base des résultats de Sharkovsky, que :

‘"[…] les propriétés (1) et (2) soient vues comme définissant le chaos, mais que (3) ne soit pas considéré comme nécessaire. Ceci provoquera des divergences avec la nomenclature de certains auteurs (par exemple May), mais c’est une convention cohérente et en accord avec l’usage de tous les jours." 400

Malgré la plus grande généralité du théorème de Sharkovsky, dans l’ensemble des travaux de 1975-82, la référence au théorème de Li et Yorke est préférée. Certes il y a là un phénomène publicitaire : le terme chaos, employé uniquement par Li et Yorke, leur procure un avantage intéressant. Mais il faut bien avouer que le résultat de Li et Yorke est très simple, ce qui favorise une place en tête du "paradigme" annoncé. En effet, le diagnostic d’une période trois, et même leur critère plus général, permettent de déterminer rapidement et facilement si un comportement vérifie le théorème et s’il existe du chaos, sous la forme qu’ils imaginent. Ainsi, dans divers travaux de la fin des années 1970, on trouve des mentions du type :

‘"L’argument repose sur le théorème de Li et Yorke. Ici nous rapportons la découverte de comportement chaotique comme résultat expérimental dans un système d’enzyme (peroxydase). Comme Rössler, nous appuyons notre identification du chaos sur le théorème de Li et Yorke." 401

Pour les deux auteurs de ces lignes on remarquera au passage qu’un comportement chaotique est un comportement "non périotone, non périodique" :

‘"L’existence de comportement non périotone, non périodique dans des systèmes dynamiques a été fermement établie seulement récemment. Ceci est appelé comportement chaotique." 402

De la même manière, toujours en 1979, on peut lire à propos des aspects expérimentaux :

‘"L’analyse repose sur l’idée que des états chaotiques peuvent apparaître avec des oscillations périodiques de période trois." 403
Notes
386.

C’est une "série fascinante de papiers" ("a fascinating series of papers" (LI, T.Y., YORKE, J., 1975], p. 985) qui sont mentionnés : [LORENZ, E.N., 1963a], [LORENZ, E.N., 1963b], [LORENZ, E.N., 1964] entre autres.

387.

Voir [ABRAHAM, R., UEDA, Y., 2000], p. 202 pour d’autres détails. Voir également la note 373, p. 173.

388.

Celui de 1964 s’intitule : "The problem of deducing the climate from the governing equations", [LORENZ, E.N., 1964] et aborde le comportement d’une itération quadratique (du type de la fonction logistique).

389.

Ils comptent parmi les travaux numériques les plus répandus en matière d’itérations non linéaires. Le titre de ce travail est "Nonlinear transformation studies on electronic computers" datant de 1963 (republié dans [ULAM, S., 1974]) et de [METROPOLIS, N., STEIN, M.., STEIN, P.R., 1973].

390.

Pour la fonction logistique paramétrée par r : xn+1= r.xn(1-xn), le cas r = 4 est traité par Ulam et ses collègues, les cas 0 ≤ r < 4, partiellement, par Lorenz.

391.

L’article de Smale est [SMALE, S., 1967], cité car : "in his famous "horseshoe example" in which he shows how a homeomorphism on the plane can have infinitely many periodic points", [LI, T.Y., YORKE, J., 1975], p. 988.

392.

Notamment : [LASOTA, A., YORKE, J., 1973], [LI, T.-Y., YORKE, J., 1978] (en attente de publication en 1975), [LI, T.-Y, 1976]. Nous renvoyons au paragraphe plus détaillé sur le sujet, p. 199.

393.

Les chapitre 6 et 9 apporteront des éclairages sur cette question.

394.

"(1) Not all solutions are periodic; (2) Asymptotic stability need not obtain; (3) Cycles of all periods may occur.", [KLOEDEN, P., DEAKIN, M.A.B., TIRKEL, A.Z., 1976], p. 295.

395.

Il a été soumis en 1962, publié en 1964. Pour plus de détails biographiques, nous renvoyons au numéro spécial de Journal of Difference Equations and Applications (pour le 65ème anniversaire de Sharkosky) : [ROMANENKO, E.Yu., FEDORENKO, V.V., 2003].

396.

Il semble que sa sortie de l’Union Soviétique soit d’abord passée par la traduction de deux ouvrages. L’ouvrage de Konstantin Sibirsky intitulé Introduction to Topological Dynamics, en 1975, où une partie des travaux de Sharkovsky y est révélée. Il s’agit de la traduction de l’ouvrage de Sibirsky, datant de 1970. On trouvera la traduction : [SIBIRSKY, K.S., 1975]. Dans une autre monographie, antérieure, Functional equations in a single variable ([KUCZMA, M., 1968]), l’auteur fournit une liste plus complète des travaux de Sharkovsky ; le premier chapitre de l’ouvrage aborde le sujet : "Iterates and orbits". Les résultats de Sharkovsky sont cités entre les "classiques" de Julia et Fatou, et les résultats les plus récents de Myrberg, Mira et Gumowski. Malheureusement, ils sont référencés en russe dans sa bibliographie et rien n’indique le contenu exact de ces articles.

397.

[STEFAN, P., 1977]. Il ne s’agit pas seulement d’une traduction et Stefan l’assume ouvertement : il a mis la démonstration de Sharkovsky "à son goût" ("to suit my taste" [STEFAN, P., 1977], p. 237). Par ailleurs, c’est le mathématicien Sheldon Newhouse qui a mis Stefan au courant de cet article de Sharkovsky. Tout ceci s’insère dans le cadre de l’IHES, étudié au chapitre 6.

398.

Un sondage dans le Science Citation Index montre que l’article de Kloeden et al. n’a pas attiré l’attention (il est surtout cité par R.M. May). Il est probablement éclipsé par les notes plus complètes de May et éludé par l’article de Li et Yorke.

399.

[SHARKOVSKY, A.N., 1965] et [KLOEDEN, P., DEAKIN, M.A.B., TIRKEL, A.Z., 1976].

400.

"We suggest that requirements (1) and (2) be regarded as defining chaos, but that (3) not be regarded as necessary. This would entail some divergence from the nomenclature of certain authors (for example, May), but it is a consistent convention and one in accord with everyday usage" [KLOEDEN, P., DEAKIN, M.A.B., TIRKEL, A.Z., 1976], p. 295.

401.

"The argument is based on a theorem by Li and Yorke. Here we report the finding of chaotic behaviour as an experimental result in an enzyme system (peroxidase). Like Rössler, we base our identification of chaos on the theorem by Li and Yorke", [OLSEN, L.F., DEGN, H., 1977], p. 178.

402.

"the existence of non-monotonic, non-periodic behaviour in dynamic systems has been firmly established only recently. It is termed chaotic behaviour", [OLSEN, L.F., DEGN, H., 1977], p. 177.

403.

"The analysis is based on the idea that chaotic states can occur along with periodic oscillations of period three.", [HUDSON, J.L., HART, M., MARINKO, D., 1979], p. 1605. Les auteurs se réfèrent, pour les analyses en terme d’équations différentielles, à Rössler et Lorenz.