a. David Ruelle, la turbulence et les attracteurs étranges

1971 : turbulence et attracteurs étranges

A la fin des années 1970 la notion d’attracteur étrange est assez largement diffusée, certainement autant que celle de chaos. En 1980, la première vulgarisation du concept par David Ruelle, dans l’article "Les attracteurs étranges" 405 , le fait sortir de la confidentialité. Malgré les difficultés mathématiques sous-jacentes, il parvient à donner une idée très claire de ces attracteurs qu’il associe directement au comportement chaotique. Les premiers mots de l’article sont d’ailleurs :

‘"Nombreux sont les phénomènes naturels dont l’évolution temporelle peut être décrite par des équations différentielles déterminées. Résoudre ces dernières doit nous permettre de répondre à la question : que devient le système au bout d’un temps assez long ? Dans certains cas, son comportement dynamique devient chaotique et le traitement informatique des mesures effectuées permet alors de visualiser un attracteur étrange." 406

Une interprétation littérale de la dernière phrase inciterait à considérer que l’attracteur étrange est un signe presque automatique de chaos, pratiquement un synonyme. Pour bien comprendre ce rapprochement, il faut se pencher sur les travaux antérieurs de Ruelle. En effet, David Ruelle est celui qui a donné naissance à cette notion d’"attracteur étrange", en 1971, dans l’article "On the Nature of Turbulence" écrit avec son collaborateur alors à l’IHES, Floris Takens. La définition y est très abstraite, comme le reste de l’article d’ailleurs. Schématiquement, il est construit localement comme le produit d’un espace et d’un ensemble de Cantor. L’article de 1971 se veut, avant tout, une proposition de théorie mathématique de la turbulence et de l’apparition de la turbulence, qui soit alternative à celle de Lev Landau, alors admise par l’ensemble des physiciens : pour le formuler simplement, un système à petit nombre de degrés de liberté est susceptible d’avoir un comportement turbulent en se développant, dans son espace des phases, sur un attracteur "étrange" 407 .

Par turbulence il faut entendre à la fois "compliqué", "irrégulier" et "chaotique" (au sens classique) 408 . En termes plus précis, mathématiques, la turbulence est associée à un attracteur qui n’est ni un point ni une orbite fermée : l’attracteur dit "étrange" 409 , qui rentre dans cette catégorie, sert à rendre compte du comportement de turbulence auquel un système peut parvenir à la suite d’un nombre limité de bifurcations.

Produit par des mathématiciens, le résultat est très abstrait et la définition des concepts, y compris celui de turbulence, est purement mathématique. D’ailleurs, les considérations de mathématiques des systèmes dynamiques, les travaux de R. Thom et de S. Smale, constituent la base mathématique de ces résultats.

Dans leur raisonnement, généricité et stabilité structurelle, deux notions avancées en la matière, sont essentielles pour aboutir aux conclusions. En outre, Ruelle et Takens s’inscrivent explicitement dans les problématiques de mathématiques des systèmes dynamiques suggérées par Smale, avec sa théorie des systèmes hyperboliques.

Cet article de 1971, sur lequel nous reviendrons à plusieurs reprises, est déterminant dans les premières considérations de chaos car il est d’abord responsable de l’idée, très vivace à la fin des années 1970, que la turbulence est associée à un attracteur étrange 410 , ou, pour le formuler autrement, qu’un attracteur étrange est un modèle représentant une forme de turbulence. Il nous reste à comprendre le lien exact qui se noue avec la problématique du chaos.

Notes
405.

[RUELLE, D., 1980c] dans La Recherche. [RUELLE, D., 2000] propose une republication de l’article original de 1980. L’article a également une version anglaise, dont le public est nécessairement plus large (The Mathematical Intelligencer) [RUELLE, D., 1980a].

406.

[RUELLE, D., 1980c], p. 133-4.

407.

Notons que la notion de turbulence est plus générale que la présence d’attracteur "étrange". La section 9 de l’article [RUELLE, D., TAKENS, F., 1971] présente un exemple où la situation de turbulence est associée à l’existence d’attracteurs étranges.

408.

"[…] very complicated, irregular and chaotic, we have turbulence", [RUELLE, D., TAKENS, F., 1971], p. 167.

409.

"[…] a ‘strange’ attractor which is locally the product of a Cantor set and a piece of two-dimensional manifold". [RUELLE, D., TAKENS, F., 1971], p. 170.

410.

On peut le voir à travers divers articles consacrés à la turbulence par les physiciens Paul Martin ([MARTIN, P.C., 1976]), à propos des expériences de Harry Swinney et Jerry Gollub, réalisées dans la perspective suggérée par Ruelle ([GOLLUB, J.P., SWINNEY, H.L., 1975]) ou encore plus simplement dans l’article de vulgarisation de Ruelle, promouvant sa vision du problème ([RUELLE, D., 1980c]).