Rencontre avec le système de Lorenz

Un moment clé dans cette perspective est la rencontre avec les travaux de Lorenz, les mêmes que ceux utilisés par Li et Yorke : en 1975, Ruelle a effectivement connaissance de ces résultats publiés en 1963 411 . Tout comme Li et Yorke, Ruelle est intéressé par les éléments mathématiques en jeu. Lorenz propose, en effet, un système d’équations différentielles 

destiné à rendre compte de problèmes de convection. Son comportement rappelle la turbulence sur plusieurs points : non périodicité de l’évolution, sensibilité des phénomènes aux perturbations et existence d’un objet, dans l’espace des phases, à la géométrie singulière. Lorenz en a donné quelques images en deux dimensions (projection sur un plan de l’ensemble évoluant dans un espace à trois dimensions, lignes isoplèthes) 412 . L’"attracteur de Lorenz", puisque c’est le nom donné par Ruelle à cet objet géométrique, est ainsi relié, par Ruelle lui-même, aux considérations mathématiques de Ruelle et Takens.

Cependant, le lien entre les attracteurs étranges définis en 1971 et les figures de Lorenz n’est pas tout à fait immédiat. Le cas étudié par Lorenz ne rentre pas dans le cadre de validité de la théorie de Ruelle et Takens car le système de Lorenz ne vérifie pas l’Axiome A 413 . Néanmoins, on assiste au transfert, par analogie, de la notion d’attracteur étrange, en direction du système de Lorenz. Le report ne se fait pas sans quelques éléments de similitude entre les deux situations. Ruelle tente de repérer de l’hyperbolicité (un étirement et un repliement) dans le système de Lorenz, car c’est un ingrédient essentiel de l’Axiome A et cela permettrait de se rapprocher des conditions d’application des théories valables avec l’Axiome A. La sensibilité aux conditions initiales intervient également 414 . En définitive, les quelques points communs devinés l’emportent sur les différences pour autoriser le transfert. Ainsi des considérations très pointues sur les systèmes dynamiques (mathématiques) donnent des moyens heuristiques pour caractériser l’attracteur de Lorenz, dont l’analyse est à la fois moins abstraite et plus simple, mais moins rigoureuse car les résultats sont issus de manipulations des équations sur ordinateur. C’est sur cette autre dimension, le calcul numérique, très présent dans ce travail de 1975, qu’il convient d’insister. Car les affirmations sur le système de Lorenz (hyperbolicité et sensibilité notamment)

‘"ont été obtenus numériquement par Lorenz et Lanford, en utilisant l’ordinateur. Malheureusement (heureusement pour les mathématiciens) les ordinateurs ne prouvent pas encore les théorèmes. C’est pourquoi je dois émettre quelques réserves, car, si je suis assez confiant sur les choses décrites précédemment, il n’y a encore aucune preuve, et les preuves pourraient être difficile à obtenir." 415

Ainsi pour analyser le système de Lorenz, une application de Poincaré a été implémentée par Lanford : le résultat permet de visualiser le processus dynamique et de voir apparaître l’étirement et le repliement. Ce passage est déterminant pour préciser le comportement et il est très significatif de voir que ce sont les calculs à l’ordinateur qui autorisent les conclusions (qui sont plutôt des conjectures). L’expression "l’ordinateur nous dit que" 416 , employée lorsqu’il s’agit d’indiquer les traces du phénomène de repliement dans la section de Poincaré numérique, est tout aussi significative. On rend ainsi compte, dans la rencontre entre les idées de Lorenz et de Ruelle, de l’important travail produit à l’ordinateur, des images en découlant et de l’atout que cela représente dans une situation mathématique extrêmement délicate.

Notes
411.

Les premières considérations présentées par Ruelle à ce sujet sont publiées dans [RUELLE, D., 1975]. Ruelle et Lorenz se sont rencontrés auparavant, en 1971, à une conférence sur les modèles statistiques de la turbulence, à La Jolla en Californie. Ils participent à la même session, discutent de manière plus ou moins directe une question de type sensibilité aux conditions initiales, mais ne se sont pas rapprochés davantage à l’époque. Voir [ROSENBLATT, M., VAN ATTA, C.W., 1975] pour les comptes-rendus du symposium et [AUBIN, D., 1998a], p. 654.

412.

Les lignes isoplèthes sont des lignes de niveau (X=constante). Li et Yorke ne s’intéressent pas à ces aspects là, mais à l’"application de Poincaré" construite par Lorenz.

413.

Ruelle le dit lui-même dans son article, [RUELLE, D., 1975], p. 151.

414.

[RUELLE, D., 1975], p. 150.

415.

"The facts mentionned above about the solution of (3) [Lorenz system] have been obtained numerically by use of a computer by Lorenz and Lanford. Unfortunately (fortunately for mathematicians) computers do not yet prove theorems. Therefore I must make the reservation that, while one is quite confident that things are as described above, there are non proofs yet, and proofs may be hard to obtain." [RUELLE, D., 1975], p. 151. O. Lanford est également remercié à la fin de l’article pour l’ensemble des résultats numériques qu’il a fourni pour ce travail.

416.

"The computer tells us that […]" [RUELLE, D., 1975], p. 150.