b. La sensibilité aux conditions initiales 

La notion de "sensibilité aux conditions initiales" (SCI en abrégé) est déjà apparue de manière fugitive et à plusieurs reprises. May par exemple mentionne ce fait comme remarquable, sans en tirer de conséquences. Assurément, celui qui abonde le plus dans le sens d’une reconnaissance de la sensibilité aux conditions initiales est Ruelle. C’est en combinant les attracteurs étranges et la sensibilité aux conditions initiales qu’une importante notion de chaos, dont un synonyme sera "turbulence faible", va se développer pleinement.

Le meilleur exemple, annonciateur des positions de Ruelle, se trouve dans son introduction à la discussion du système de Lorenz en 1975. Il entame son propos par une discussion de la notion de turbulence, toujours en termes mathématiques, à partir de l’étude générale des équations différentielles :

‘"Le phénomène mathématique auquel il est référé est que, dans beaucoup de cas, les solutions de (1) ont un comportement asymptotique quand t → ∞ qui apparaît erratique, chaotique, ‘turbulent’, et les solutions dépendent de manière sensible des conditions initiales." 417

Ruelle ajoute la sensibilité car, dans le cas des mouvements quasi-périodiques, il affirme que le caractère "erratique, chaotique ou turbulent" peut apparaître en l’absence de sensibilité. La sensibilité aux conditions initiales joue donc pleinement dans sa notion de turbulence, prise au sens de mouvement non périodique. Les distinctions qu’il opère sont claires et renvoient à l’article de 1971 : il y a les comportements quasi-périodiques, non sensibles aux conditions initiales, et les comportements obtenus par perturbation de ceux-ci et qui sont sensibles aux conditions initiales. Ces comportements non périodiques sont associés à l’existence d’attracteurs étranges : on comprend ainsi qu’il recherche de la sensibilité aux conditions initiales dans le système de Lorenz 418 .

Lorsqu’il se dégage du strict plan mathématique, on voit aussi que Ruelle joue avec les mots chaos et turbulence. Ils ne désignent pas toujours un comportement bien précis mais servent à qualifier une impression : apparence erratique, apparence chaotique ou turbulente. On peut même constater que Ruelle connaît le "Period three implies chaos" de Li et Yorke tout en usant du mot chaos dans son sens le plus général et, d’une certaine manière, le plus classique.

A travers ce texte de 1975, les futurs liens très serrés entre chaos, turbulence, attracteurs étranges et sensibilité aux conditions initiales commencent à se tisser. La sensibilité aux conditions initiales et les attracteurs étranges entrent en jeu pour ne plus en sortir et pour devenir deux notions fondamentales. Ruelle revient d’ailleurs plus loin dans le texte sur cette question en rappelant que la sensibilité s’exprime également par une propriété de perte d’information sur les conditions initiales ou encore, en terme de fonction de corrélation F(t), par la propriété : F(t)→0 exponentiellement lorsque t→∞ 419 .

Le physicien Yves Pomeau, dans son étude du système de Lorenz de 1976, marche dans les traces de Ruelle en considérant une même propriété de corrélation et en affirmant :

‘"Cette propriété signifie que, partant de deux conditions initiales très proches, après quelques temps, les deux points représentants les configurations seront très éloignés l’un de l’autre ; en d’autres termes le système ‘oublie’ avec le temps ses conditions initiales, ce qui est parfaitement compatible (ce point est souvent un point de mécompréhension) avec le caractère déterministe des équations du mouvement." 420

Cette propriété des fonctions de corrélation apporte peu à sa discussion de l’attracteur de Lorenz. L’extrait pointe plutôt les aspects problématiques, les ambiguïtés et le trouble que la notion de sensibilité aux conditions initiales peut engendrer dans les esprits.

En parallèle, Ruelle se livre aussi à l’exercice de critique de certaines "conceptions infondées" qui émaillent les exposés scientifiques, de façon à accentuer encore l’enjeu de la sensibilité aux conditions initiales. En particulier, selon le premier de ces préjugés "une source extérieure de ‘bruit’ est nécessaire pour expliquer l’apparente perte d’information dans un flot turbulent". Il assène un argument, dont le succès ne va pas se démentir : "La sensibilité aux conditions initiales semble expliquer tout ce qu’il y a à expliquer" 421 .

La notion de sensibilité aux conditions initiales a donc une grande importance pour Ruelle et elle intègrera très largement la notion de chaos, bientôt dominante, qu’il promeut. Cependant, elle n’est pas au premier plan et n’entre pas dans la définition de chaos pour Li et Yorke par exemple, pour Rössler et d’autres non plus, comme on le verra. S’il faut retenir un moment de basculement dans l’accentuation de la sensibilité aux conditions initiales, nous pourrions signaler la conférence de New York de 1977 : "Bifurcation theory and applications in scientific disciplines" 422 .

Avant son intervention David Ruelle est connu pour ses travaux, et, avant tout, pour l’article commun avec Floris Takens de 1971, que nul n’ignore à ce moment là. C’est au cours de ce colloque qu’il communique ses réflexions sous l’intitulé très suggestif : "Sensitive dependence on initial condition and turbulent behavior". Le titre retenu indique la place qu’il entend désormais donner à cette sensibilité aux conditions initiales, place déjà perceptible dans la précédente communication de 1975 et les considérations de 1971. Le contexte très particulier donne un écho important à la proposition.

Ici le raisonnement de Ruelle tend à associer sensibilité aux conditions initiales et turbulence, en montrant qu’elle découle de cette sensibilité, alors qu’elle n’était qu’un élément constitutif auparavant. En termes mathématiques, il donne la définition de la sensibilité aux conditions initiales :

‘"La sensibilité aux conditions initiales signifie que s’il y a un petit changement δx0 dans la condition initiale x0, le changement correspondant δxt = ft(x0+δx0) – ft(x0) de xt=ft(x0) croît et devient grand quand t devient grand. Plus précisément nous demandons une croissance exponentielle avec t." 423

La turbulence conserve sa définition "standard". Il s’agit du comportement de xt (état du système) lorsque :

‘"xt ne sera ni asymptotiquement constant ni périodique, mais aura une aspect apparemment erratique." 424

Plus précisément, Ruelle veut construire un raisonnement mathématique montrant que la présence de sensibilité aux conditions initiales conduit à un système turbulent. S’il ne prétend pas tout démontrer rigoureusement, il avance les grandes lignes du raisonnement justifiant ce rapprochement, dont on ne peut que constater l’extrême technicité mathématique. En outre, la turbulence, sous forme d’attracteur étrange, se manifesterait par un spectre continu de fréquences 425 , lui-même produit de la sensibilité aux conditions initiales. Ruelle ajoute qu’un tel spectre est le meilleur signe de sensibilité aux conditions initiales ; il serait difficile de la mettre en évidence expérimentalement autrement que par ce biais.

Présentée en 1977 et publiée en 1979, cette communication ancre la sensibilité aux conditions initiales au cœur de la problématique du chaos par l’intermédiaire de la turbulence, car, à la fin des années 1970, pour Ruelle, les termes chaos et turbulence sont utilisés alternativement pour désigner la manifestation d’attracteur étrange et de sensibilité aux conditions initiales. L’article "Les attracteurs étranges" en est le meilleur exemple. Ses articles plus techniques conservent néanmoins le terme turbulence, plus cohérent avec ses travaux antérieurs.

Notes
417.

"The mathematical phenomenon referred to is that in many cases, solutions of (1) have an asymptotic behavior when t-> ∞ which appears erratic, chaotic, "turbulent", and the solutions depend in a sensitive manner on initial condition.", [RUELLE, D., 1975], p. 146 (souligné dans le texte). (1) renvoie à une écriture générale d’un système différentiel : "dx/dt=X(x)".

418.

Ruelle formule même une conjecture pour le système de Lorenz : il existe une fonction de corrélation temporelle, qui tend vers 0 exponentiellement. Ceci exprime une sensibilité aux conditions initiales. [RUELLE, D., 1975], p. 152.

419.

[RUELLE, D., 1975], p. 152 (voir la note 418). Ruelle donne ces précisions dans le cas Axiome A.

420.

"This property means that, starting from two initial conditions very close to each other, then after some time the two representation points will be very far from each other, in other terms the systems "forgets" after some time its initial condition, which is perfectly compatible (this point is often a matter of misunderstandings) with the deterministic character of the equations of the motion." [HENON, M., POMEAU, Y., 1976], p. 35.

421.

Partie IV du texte : "Some misconceptions". "That an external source of "random noise" is necessary to explain the apparent loss of information in turbulent flow." ; "The sensitive dependence on initial condition seems to explain all what has to be explained.", [RUELLE, D., 1975], p. 153.

422.

Rappelons qu’elle est la première manifestation d’ampleur réunissant les spécialistes des problématiques de théorie des bifurcations, de turbulence, de "chaos" (dont ceux que nous avons déjà évoqués). Cf. p. 152.

423.

"Sensitive dependence on initial conditions means that if there is a small change δx0 in the initial condition x0, the corresponding change δxt = ft(x0+δx0) – ft(x0) of xt=ft(x0) grows and becomes large when t becomes large. More precisely we require δxt to grow exponentially with t.", [GUREL, O, ROSSLER, O.E., 1979], p. 409 (en italique dans le texte). ft correspond à l’évolution temporelle du système.

424.

"xt will be neither asymptotically constant nor periodic, but will have an apparently erratic appearance.", [GUREL, O, ROSSLER, O.E., 1979], p. 413.

425.

Un phénomène quasi-périodique, outre qu’il n’est pas sensible aux conditions initiales, possède un spectre de fréquence formé de pics discrets aux fréquences caractérisant le mouvement. Voir par exemple, [RUELLE, D., 1980a], p. 133.