c. Questions d’ergodicité

Les deux éléments, attracteurs étranges et sensibilité aux conditions initiales, ne sauraient rendre à eux seuls toutes les facettes de la problématique de Ruelle au sujet de la turbulence. Il manque en particulier les questions d’ergodicité. Le texte de 1975, tournant vers l’ère du chaos, n’est pas qu’une interrogation sur la géométrie de l’attracteur de Lorenz : il est empreint d’interrogations sur l’ergodicité de ce genre de systèmes. La théorie ergodique des systèmes dynamiques appliquée à la turbulence est incarnée par la recherche des "mesures décrivant la turbulence" 426 , au sens de la théorie de la mesure, en mathématiques. Ceci mérite quelques explications.

Les enjeux de cette recherche de mesures sont mieux explicités dans ses articles ultérieurs 427 . Fondamentalement, ce sont les propriétés statistiques de ces systèmes dynamiques qui sont en question. Par exemple, pour un fluide modélisé par un champ de vitesse v(t) :

‘"Dans un régime turbulent, on s’attend à ce que v(t) soit distribué selon une loi de probabilité. Cette probabilité est définie par une mesure ρ sur H, invariante sous l’évolution temporelle, déterministe, du système." 428

La recherche de Ruelle est donc axée sur la démonstration de l’existence de telles mesures et leur caractérisation. Il a déjà obtenu des résultats en la matière, avec son collaborateur Robert Bowen. Leur résultat "frappant", selon le mot de Ruelle, est un théorème ergodique pour les flots Axiome A 429 . C’est-à-dire qu’ils ont montré l’existence de mesures invariantes et ergodiques définies sur un attracteur du flot (il n’y a qu’un nombre fini d’attracteurs pour un flot Axiome A). Autrement dit, la "Mécanique statistique" de ces attracteurs est connue.

Ceci impose une modification du regard porté sur le texte de 1975. De la même manière que la notion d’attracteur étrange est rapprochée du système de Lorenz, Ruelle s’interroge sur l’ergodicité de l’attracteur de Lorenz et le transfert des résultats d’ergodicité des systèmes vérifiant l’Axiome A à une classe plus générale d’attracteurs. Les notions d’attracteurs, les propriétés ergodiques et l’interrogation sur la nature de la turbulence sont entièrement liées. Sa critique de la seconde des "conceptions infondées", à savoir l’idée selon laquelle la mesure invariante recherchée en turbulence est, en fait, approximativement Gaussienne, montre ces rapports étroits. Ruelle affirme en effet qu’une telle image de la turbulence est héritée des conceptions de Landau, où la turbulence est une superposition d’un très grand nombre de fréquences ; selon Ruelle, l’attracteur de Lorenz ne porte pas de mesure de ce type et réfute en quelque sorte l’idée d’une telle turbulence 430 .

Pour élargir encore la perspective dans laquelle il est indispensable d’inscrire les réflexions de Ruelle, on peut évoquer les travaux du mathématicien Bowen, qui sont, autant que ceux de Ruelle, connectés aux questions d’ergodicité. Il n’est pas question de détailler tous les résultats de Bowen à ce sujet 431  ; nous avons choisi un exposé de 1976 en particulier, insistant sur les "comportements statistiques des flots" 432 . Ces propos sont doublement intéressants. D’abord, Bowen montre les traits saillants de la problématique de l’ergodicité des systèmes dynamiques (pour un flot noté φt). "L’ergodicité est le premier pas dans l’étude statistique de φt" 433  : de la propriété d’ergodicité d’un flot découle l’existence d’une mesure invariante ; lorsqu’un flot est ergodique, ce sont les propriétés de cette mesure qui sont objet d’étude (définition d’une fonction de corrélation, par exemple).

Bowen suggère une classification sommaire du caractère aléatoire des flots, reposant sur la distinction de trois comportements :

Le comportement trivial : un lancé de dé qui donnerait toujours "pile". Un point fixe ou une orbite fermée possède ce genre de propriété statistique.

Le comportement monotone : une rotation d’un angle α non commensurable avec π, ce qui correspond aussi à un flot irrationnel sur le tore.

Le hasard : un jeu de pile ou face, non biaisé. Bowen inclut l’attracteur de Lorenz, les attracteurs Axiome A, certains billards dans cette catégorie.

Ces distinctions laissent apparaître qu’il y a une certaine hiérarchie dans les comportements aléatoires. L’étude de l’ergodicité des flots, de leurs mesures invariantes, vise à préciser quelle dose de hasard se trouve dans un flot donné. L’enjeu des recherches et leur ampleur sont ainsi plus complètement spécifiés.

Deuxièmement, Bowen propose de modéliser une expérience de Mécanique des fluides, un flot de Couette, pour lequel une série de données (fréquences dominantes dans un spectre de Fourier) a été obtenue, pour différentes valeurs des paramètres du système 434 . L’ergodicité joue un double rôle. Elle sert à justifier le calcul des fonctions de corrélation du signal relevé sur l’expérience, et donc le calcul du spectre de Fourier déterminé. L’ergodicité est aussi naturellement une propriété à rechercher dans les modèles, construits sous forme de flots, susceptibles de représenter les données expérimentales. La problématique de l’ergodicité a donc plusieurs facettes, brièvement résumées ici, mais dont nous aurons à préciser la longue histoire.

Désormais, il est clair que l’article de Ruelle de 1975 n’a plus le même sens si nous omettons toute cette interrogation sur les propriétés statistiques de la dynamique turbulente, prenant pleinement en compte les aspects dynamiques "déterministes". Parallèlement, les propositions de Ruelle faites au colloque de New York de 1977, incluant une option sur la sensibilité aux conditions initiales, pèsent davantage. L’exposé exprime la démarche de Ruelle et présente avec plus de maturité les relations entre attracteurs étranges, sensibilité aux conditions initiales et théorie ergodique. Ces relations avaient été entr’aperçues en 1975, elles sont plus réfléchies, plus assurées. Nous pouvons même affirmer que le texte de 1977 est programmatique : il annonce la voie de recherche suivie au sujet de la turbulence. D’une certaine manière les textes de 1978, la conférence de New York en 1979 découlent de cette problématisation de 1977. Pour pousser jusqu’au bout cette interprétation, il conviendrait peut-être de minorer l’importance du texte de 1975 dans les recherches de Ruelle. C’est une sorte d’épiphénomène dans les recherches de Ruelle, mais qui a des conséquences immenses puisque le champ du chaos se fonde sur cette proposition, ce que nous sommes en train de montrer 435 .

On peut ajouter à cela que, de 1975 à 1980, il y a une évolution significative de la voie de recherche de Ruelle. En effet, si en 1975 la géométrie de l’attracteur de Lorenz l’avait attiré, en 1980, sa position est différente :

‘"Il a été prouvé que l’idée d’attracteur étrange est physiquement pertinente et fructueuse, mais leur étude géométrique directe est difficile et décourageante. La théorie ergodique a fourni une approche plus payante [...]" 436

Ainsi, l’attracteur étrange est le support de la turbulence, mais ce sont ses caractéristiques statistiques plutôt que géométriques qui font l’objet d’attention, au moins dans le contexte de 1980. La perspective ergodique prime, ce qui renforce notre lecture du texte de 1975. Nous sommes face à un double phénomène. D’une part, sous l’impulsion des propositions de 1971, il se produit vers 1975 un changement dans les orientations de recherche, avec le rapprochement des idées d’attracteurs étranges, de sensibilité aux conditions initiales et de théorie ergodique. D’autre part, une certaine inertie et continuité avec des problématiques de Mécanique statistique mathématique, de théorie ergodique se fait jour.

Jusqu’à présent, la turbulence selon Ruelle et la notion de chaos de Li et Yorke se sont côtoyées. Quels sont les rapports entre les deux ? Ils pourraient sembler ténus, vu le ton léger adopté par Ruelle au sujet du chaos. On peut imaginer un simple rapprochement de circonstances entre turbulence et chaos, dans une vague favorable à de nouvelles conceptions sur la dynamique. Pourtant, les liens sont très marquants, profonds et plus remarquables que les petites touches esquissées jusque-là.

Notes
426.

"measure describing turbulence", [RUELLE, D., 1975], p. 153 en particulier.

427.

Tels que "What are the measures describing turbulence?" ([RUELLE, D., 1978a]) et "Measures describing a turbulent flow" ([RUELLE, D., 1980b]).

428.

"In a turbulent regime, one expects v(t) to be distributed according to some probability law. This probability law is defined by a measure ρ on H, invariant under the deterministic time evolution of the system.", [RUELLE, D., 1980b], p. 1.

429.

Ruelle l’évoque dans son texte de 1975 ("The following striking result holds", [RUELLE, D., 1975], p. 151). Le résultat en question est publié dans "Ergodic theory of Axiom A flows" : [BOWEN, R., RUELLE, D., 1975], qui est en voie de parution lorsque le texte sur l’attracteur de Lorenz.est rédigé.

430.

Ruelle cite les figures de l’attracteur de Lorenz comme preuve. Nous renvoyons au paragraphe "That a measure describing turbulence should be approximately Gaussian", [RUELLE, D., 1975], p. 153.

431.

On peut consulter une de ses synthèses sur la théorie ergodique (des flots Anosov) : [BOWEN, R., 1975].

432.

Lecture au séminaire sur la turbulence de Berkeley 1976-77. Voir [BOWEN, R., 1977], p. 117 : "This talk will be about the statistical behavior of flows".

433.

"Ergodicity is the first step in the statistical study of φt", [BOWEN, R., 1977], p. 122.

434.

Il s’agit des expériences de Gollub, Swinney et Fenstermacher : [GOLLUB, J.P., SWINNEY, H.L., 1975], [FENSTERMACHER, R., SWINNEY, H.L., GOLLUB, J.P., 1977].

435.

Ceci pourrait paraître paradoxal, mais nous ne le pensons pas car il faut bien distinguer les travaux de Ruelle de leurs conséquences.

436.

"The idea of strange attractors has proved physically relevant and fruitful, but their direct geometrical study is discouragingly difficult. Ergodic theory has provided a more rewarding approach […]", [RUELLE, D., 1981a], p. 36.