Etude des "couches stochastiques" et diffusion d’Arnold

Pour en terminer avec le texte de Chirikov, il nous faut montrer que la stochasticité dont il est question possède plusieurs facettes et se présente de manière plus ou moins universelle (rappelons le titre de l’article : "A universal instability of many-dimensional oscillator systems"). Le recouvrement de résonances induit une instabilité mais elle n’est pas universelle : en fait, il est nécessaire que le système soit perturbé assez fortement (par rapport à la situation intégrable) pour que des résonances se rapprochent et se chevauchent effectivement.

En revanche, la "couche stochastique" 498 est un phénomène inévitable. L’explication de ce phénomène est liée aux structures homoclines à proximité des résonances. Chirikov montre deux choses essentielles sur ces couches. Premièrement, une perturbation, si faible soit-elle, engendre une stochasticité locale et limitée au voisinage de la résonance (la couche). Deuxièmement, dans des systèmes multidimensionnels, la stochasticité se répand, à partir de cet "embryon", dans pratiquement tout l’espace des phases : elle n’est plus locale et s’appelle diffusion d’Arnold, du nom de celui qui en a montré le mécanisme.

Chirikov s’intéresse aux "couches stochastiques" à proximité des séparatrices des résonances, avec les différents outils déjà présentés. Dans des cas simples, comme le pendule en oscillation libre, les deux séparatrices (les moustaches) ont un comportement simple. Mais si une perturbation s’invite, elle induit des comportements plus compliqués qui se combinent au caractère critique du mouvement à proximité de la séparatrice (la séparatrice délimite deux comportements complètement différents, l’oscillation et la rotation). Il apparaît alors deux "moustaches entrelacées de manière compliquée" 499 .

‘"Selon une citation, aujourd’hui en vogue, de Poincaré, on est frappé par la compléxité de l’image des séparatrices emmélées, qu’il n’a pas lui-même (Poincaré) cherché à dessiner." 500

Ce qui intéresse Chirikov ce n’est pas tant la structure homocline (qui, d’après lui, a été détaillée par plusieurs scientifiques depuis Poincaré) que le domaine d’instabilité autour de la séparatrice, autrement dit l’épaisseur de la couche stochastique 501 . Sur la figure (5.1) plus haut, l’épaisseur de la couche stochastique correspond à la largeur de la bande le long de la séparatrice de la résonance P r =0. Dans ce cadre, il utilise l’application "standard" (assez représentative du comportement au voisinage de la séparatrice d’une résonance non linéaire), des simulations numériques et la KS-entropie pour étudier "semi-empiriquement" ce voisinage 502 .

Les résultats de cette analyse sont de première importance parce qu’ils montrent que "dans un voisinage suffisamment serré de la séparatrice, la couche stochastique existe toujours" 503  : pour des perturbations faibles, c’est un domaine d’instabilité, au milieu d’autres domaines de stabilité. En outre,

‘"la couche stochastique joue un rôle important dans la théorie moderne des oscillations ; en étant l’‘embryon’ d’une instabilité, c’est précisément le lieu à partir duquel la stochasticité se répand, lorsque la perturbation s’accroît, à travers tout, ou presque tout, l’espace des phases d’un système." 504

L’importance de cette couche est mise en lumière pleinement dans le cas des systèmes multi-dimensionels. En reprenant Chirikov :

‘"L’ensemble des couches stochastiques aux résonances non linéaires forment un réseau, une ‘toile’ ; les trajectoires des mouvements dans ce réseau pénètrent à peu près tout l’espace des phases. Une instabilité universelle se met en place, une instabilité découverte par Arnold [...] et qui a par la suite été appelée diffusion d’Arnold." 505

Cette instabilité universelle n’a pas d’importance pour des systèmes à moins de deux degrés de liberté. En effet, pour une perturbation assez faible, le mouvement est confiné dans le voisinage d’une résonance et les résonances sont séparées entre elles par des tores invariants stables (en conséquence du théorème KAM). En revanche, lorsque les degrés de liberté augmentent, les couches stochastiques se rencontrent. En effet, du fait d’être dans des espaces de dimension importante, les couches de résonances peuvent se couper et former un réseau dense de résonances, couvrant la surface d’énergie donnée, et ceci quelque soit l’ampleur de la perturbation 506 . Puisqu’un mouvement dans une couche stochastique parcourt toute la couche 507 , il va passer d’une résonance à l’autre et diffuser dans l’espace des phases. La différence entre cette diffusion et les mouvements instables obtenus par recouvrement de résonances tient au fait que cette dernière nécessite une perturbation suffisamment importante pour qu’il y ait chevauchement de résonances, alors que la diffusion d’Arnold (et la couche stochastique) est universelle : la moindre perturbation déclenche le phénomène.

Notes
498.

"Stochastic layer" : c’est l’objet de la section 6 du texte, [CHIRIKOV, B., 1979], p. 336.

499.

"the two whiskers interwoven in an intricate manner appear", p. 336.

500.

"According to a presently popular quotation from Poincaré one is struck by the complexity of the interwoven separatrix figure that he (Poincaré) himself was not even attempting to draw", [CHIRIKOV, B., 1979], p. 336. On aura reconnu le passage de la fin des Méthodes Nouvelles de Poincaré, s’exprimant au sujet des courbes homoclines (l’original se trouve dans [POINCARE, H., 1899a], p. 389 et nous l’avons analysé au chapitre 1, p. 58).

501.

Chirikov cite en particulier Melnikov, Smale, Shilnikov, Alekseev. La structure homocline permet de donner quelques indications quantitatives, mais, selon Chirikov, aucun résultat analytique n’a été obtenu relativement à son problème. [CHIRIKOV, B., 1979], p. 337.

502.

C’est le cas où le paramètre K est petit (et <1) dans l’application standard qui est analysé. Dans le paragraphe 4.4, Chirikov a montré que l’application standard est une linéarisation, au voisinage de la résonance, de l’itération plus générale appelée "whisker mapping : celle-ci décrit de manière plus générale le mouvement au voisinage de la séparatrice (et des moustaches) perturbée. ([CHIRIKOV, B., 1979], p. 300-303).

503.

"in a sufficiently close vicinity of separatrix the so-called stochastic layer always exists.", [CHIRIKOV, B., 1979], p. 267.

504.

"The stochastic layer plays an important role in modern oscillation theory, being an "embryo" of an instability, this is just the place from which the instability is spreading, as the perturbation grows, over all, or almost all, of the phase space of a system.", [CHIRIKOV, B., 1979], p. 267.

505.

"the set of stochastic layers at nonlinear resonances forms a united network, a "web", motion trajectories inside the latter penetrating nearly all the phase space. A universal instability set in, the instability which has been discovered by Arnold [5,67] and which has been called later the Arnold diffusion [43].", [CHIRIKOV, B., 1979], p. 267-68 (nous mettons en évidence).

506.

Chirikov en parle à la suite du théorème KAM, [CHIRIKOV, B., 1979], p. 310.

507.

Chirikov affirme qu’il est "ergodique", [CHIRIKOV, B., 1979], p. 346. Ceci nous renvoie à toutes les propriétés statistiques brièvement discutées.