c. Analyse d’un article de Robert Helleman

Une première remarque s’impose. Nous avons signalé que Chirikov emploie exclusivement le terme stochastique pour désigner ses comportements "aléatoires", alors que d’emblée Helleman parle, s’agissant du conservatif, de "stochastique" (ou "stochasticité") aussi bien que de chaos comme s’ils étaient équivalents. Le titre du texte ne retient d’ailleurs que le terme "chaotique". Or qu’est-ce que le chaos pour Helleman ? Le chaos se limite à une définition minimale, donnée en introduction : il correspond aux comportements qui sont aussi aléatoires qu’un lancé de dés, dans ces systèmes pourtant mécaniques, déterministes 509 .

Définition lâche et peu consistante au regard de ce que nous avons détaillé et, surtout très approximative à la vue de ce qui est présenté dans son texte sur près de 70 pages, comme dans tous les développements postérieurs à 1975. Néanmoins, on peut facilement comprendre cela dans la perspective d’un rapprochement du dissipatif et du conservatif, car le chaos de Helleman et la stochasticité suivent ainsi une définition commune. Ajoutons que le chaos, dans les deux cas, est "autogénéré" comme l’indique le titre du texte. Ce point commun n’est pas tout à fait explicité, mais il est sous-jacent à tout le texte et renvoie au problème de sensibilité aux conditions initiales. A travers ces considérations introductives, on comprend surtout que la stochasticité est en train d’être intégrée à côté du "chaos dissipatif", sous la bannière unique du chaos.

L’analyse complète du texte révèle que la définition générale de chaos n’est que pure convenance et ne sert qu’à donner une impression superficielle d’unité. Il est vrai que la dichotomie est très profonde sur le plan technique bien sûr, mais également au niveau historique et quasiment culturel pour les physiciens 510 . Ceci est manifeste dans les deux textes en question.

Sur le plan historique, en se fiant temporairement aux dires de Helleman et Chirikov, l’histoire de ces phénomènes (dits chaotiques en 1980 et auparavant dénommés stochastiques) est plus longue et plus élaborée domaine du conservatif, quasiment réduit à la Mécanique Hamiltonienne. Ceci va de paire avec une plus grande assurance dans les résultats établis dans ce cadre : la question des orbites homoclines et le théorème KAM font, par exemple, figures de résultats incontestés dans ce domaine. Ils priment par leur côté mathématiquement rigoureux, analytique, en contrepoint des expériences numériques. Le domaine du chaos dissipatif est bien moins structuré par des résultats "vérifiés" que par des calculs numériques foisonnants.

Ces différences jouent dans le fait de choisir une définition minimaliste de chaos, définition qui se voudrait fédératrice mais finalement très réductrice. Pourtant au sujet du chaos il existe des points communs très significatifs assez subtils, entre les deux mondes. Le texte de Helleman met à jour toute une série de différences et de rapprochements entre le conservatif et le dissipatif, que nous avons vu transparaître dans le texte de Chirikov. Le concept de chaos est en train de se déployer pour donner une notion plus complexe que ce qu’elle était à ses débuts.

Naturellement, la sensibilité aux conditions initiales intervient dans cette mise en relation conservatif / dissipatif. Le texte de Chirikov est assez représentatif de ce point de vue là. Mais Helleman ne s’éternise pas sur le sujet, ni sur les exposants de Lyapounov 511 . Le caractère "autogénéré" renvoie très certainement à l’existence de cette sensibilité et à sa responsabilité dans l’apparition de comportements aléatoires. Mais les points de contacts les plus intéressants sont ailleurs. Les deux éléments qui sont des ponts conceptuels clés, ont déjà été entr’aperçus : il s’agit de la notion d’ergodicité, présentée à plusieurs reprises, et des orbites homoclines.

Notes
509.

"It turns out that the phase space of most Hamiltonian- and many Dissipative- systems is dotted with ‘Chaotic’ Regions in which some properties of many orbits are as random as coin tosses, even though the system is deterministic.", [HELLEMAN, R.H.G., 1980b], p. 420 (en italique dans le texte).

510.

Rappelons par exemple que la notion d’intégrabilité des systèmes Hamiltoniens n’a aucun équivalent dans le monde dissipatif. Inversement, le domaine conservatif n’admet pas d’attracteur étrange.

511.

Helleman consacre un paragraphe au sujet des systèmes Hamiltoniens et de leur SCI (d’ailleurs plus centré sur un début de description des comportements aléatoires, p. 427-432), sans évoquer les exposants de Lyapounov. Il fait seulement quelques autres allusions dans le texte. Pour le dissipatif il annonce plus prosaïquement, en association directe avec les attracteurs étranges : "Along the attractor we would still have the sensitive dependence on initial conditions, characteristic of the chaotic region […]i.e. along the attractor points can be repelled by each other." [HELLEMAN, R.H.G., 1980b], p. 454 (en italique dans le texte).