Les courbes homoclines

Le texte de Chirikov a montré toute l’importance des homoclines, leur lien avec la sensibilité aux conditions initiales, la stochasticité, dans le cadre Hamiltonien. De même Helleman, pour les systèmes non intégrables, associe les comportements très sensibles aux conditions initiales, c’est-à-dire les phénomènes stochastiques, avec la présence de points homoclines 512 . Dans ce cas l’analyse est du ressort des mathématiques des systèmes dynamiques et les résultats peuvent être prouvés mathématiquement. Le pendant dans le cadre dissipatif est un ensemble de résultats numériques obtenus essentiellement pour l’attracteur de Hénon, comme le signale Helleman :

‘"Le mécanisme responsable du comportement chaotique est similaire à celui d’un système conservatif […] Une nouvelle fois nous trouvons des ‘séparatrices’ sauvages émanant d’un point hyperbolique, s’entrecoupant en des points ‘homoclines’ . Une nouvelle fois les "séparatrices" se coupent en une infinité de points en repliant miraculeusement leurs boucles et plis dans les bandes étranges de l’attracteur. Une fois que la présence d’orbite homocline a été établie, on peut montrer l’existence toute proche d’orbites ‘quasi-aléatoires’ et de sections transverses avec ensemble de Cantor […]" 513

On voit là le transfert opéré du conservatif vers le dissipatif, avec les réserves qui s’imposent pour ces conclusions appuyées avant tout par des calculs numériques. La notion d’orbite homocline s’introduit comme une clé du concept de chaos, dans le conservatif comme dans le dissipatif.

Dans cet essai de synthèse Helleman ne s’affiche pas comme l’auteur de ce transfert (dont on notera par ailleurs l’analogie avec le procédé employé par Ruelle au sujet des attracteurs étranges). Il donne pour références essentielles l’ouvrage de Jürgen Moser (1928-1999) Stable and Random Motions in Dynamical Systems, de 1973, et le "Differentiable Dynamical Systems" de S. Smale, de 1967 514 , déjà mentionné. En croisant ces éléments avec les affirmations de Chirikov et tout ce qui a été évoqué au sujet de Smale, il apparaît que les structures homoclines et leur possible généralisation émanent du travail de Smale, dont il faudra évaluer l’impact, mais dont il est désormais quasiment acquis qu’il est de toute première importance dans toutes les considérations de chaos.

La question des orbites homoclines est perçue comme un point important en association avec le travail de Smale, le "fer à cheval", le mélange d’orbites périodiques et non périodiques. Toute la difficulté tient, là encore, au problème de dépasser le cadre théorique (celui de Smale), pour analyser concrètement, numériquement et analytiquement, des systèmes mathématiques explicites.

Helleman affirme que les deux systèmes modèles, ceux de Hénon et de Lorenz, ont déjà été testés et disséqués afin d’analyser les séparatrices et points homoclines 515 . En effet, les deux physiciens-mathématiciens américains James Kaplan et James Yorke proposent une étude de la transition vers le chaos dans le système de Lorenz et montre à cette occasion qu’il existe une valeur seuil à partir de laquelle le système possède une orbite homocline. A partir de là, selon une démonstration inspirée par Smale, ils mettent en lumière, dans une section de Poincaré, un comportement appelé "fer à cheval brisé", similaire au fer à cheval de Smale : c’est leur argument pour dire qu’il existe une infinité de points périodiques et une infinité non dénombrable d’orbites apériodiques, c’est-à-dire du chaos.

Les orbites homoclines dans le système de Hénon, plus simple à explorer numériquement, font l’objet de beaucoup d’attention. En suivant les idées de Smale, le jeune mathématicien James Curry cherche, et trouve, des homoclines dans le système de Hénon, exclusivement à partir de calculs numériques, en faisant des "expériences" 516 . De manière plus analytique, Frederick Marotto parvient à prouver l’existence d’homocline, pour un domaine très limité de paramètres du système (b assez petit) 517 , Robert Devaney et Zbigniew Nitecky 518 pour tout b et a2(1+ ׀b׀)². Pierre Coullet, Charles Tresser et Alain Arnéodo poursuivent, en insistant sur les plages de paramètres où il y a un comportement chaotique (ensemble de Cantor) effectivement observé numériquement 519 .

Les homoclines constituent donc un pont historique : les considérations théoriques sont antérieures à la période 1975-82 et nous rappelons que les homoclines ont été nommées ainsi par Poincaré à la fin du XIXème siècle. Elles sont également un pont conceptuel entre le chaos dissipatif et conservatif, aux côtés du fer à cheval de Smale. Il reste à ajouter que ceci se comprend uniquement si nous nous remémorons que le cadre des systèmes dynamiques, le cadre mathématique de fond de ces considérations, transcende la dichotomie conservatif / dissipatif. Il n’est pas étonnant que des thématiques unificatrices en découlent.

Notes
512.

Pour reprendre les termes de Helleman, la notion de point homocline est à imaginer dans l’espace des phases du système, en tant qu’intersection des séparatrices stables et instables d’un point hyperbolique, [HELLEMAN, R.H.G., 1980b] p. 434.

513.

"The mechanism responsible for this chaotic behavior is similar to that in a conservative system […] Again we find wild "separatrices" emanating from a hyperbolic point, intersecting each other in ‘homoclinic’ points . Again, the "separatrices" intersect in infinitely many points while miraculously folding away their loops and plies within the strange bands of the attractor. Once homoclinic points have been established ‘quasi-random’ orbits and Cantor-set cross-sections can be shown to exist nearby […]" [HELLEMAN, R.H.G., 1980b], p. 463 (en italique et souligné dans le texte).

514.

[MOSER, J., 1973]. Moser correspond à l’initiale M de théorème KAM (Kolmogorov, Arnold, Moser). [SMALE, S., 1967].

515.

Outre ceux détaillés ici, on peut citer [FEIT, S.D., 1978], [FRANCESCHINI, V., RUSSO, L., 1981].

516.

[CURRY, J.H., 1979a], p. 135-137. Curry utilise ce qu’il appelle le "théorème de Smale" reliant les homoclines aux orbites périodiques et non périodiques, pour "réaliser des expériences" ("we performed the following experiment", p. 135) au sujet des intersections des variétés stables et instables autour des points fixes de la transformation. Ces calculs sont appuyés par une analyse des erreurs numériques permettant de mieux assurer les "évidences" numériques.

On peut signaler que James Howard Curry a fait sa thèse avec Oscar Lanford III, dont on a vu la dextérité au sujet des expériences numériques (Ph.D. en mathématiques de l’University of California, Berkeley, 1976 : "Transition to turbulence in finite-dimensional approximations to the Boussinesq equations"). C’est en arrivant au National Center for Atmospheric Research in Boulder, Colorado, qu’il a pénétré vraiment dans l’étude des systèmes dynamiques assistée par ordinateur : une machine CRAY y est arrivée quelques semaines après son entrée comme post-doctorant. Il a réalisé beaucoup de travaux numériques dont [CURRY, J.H., 1980], [CURRY, J.H., 1981]. On peut consulter le document Internet : http://www.maa.org/summa/archive/curryJH.htm

517.

(a,b) sont les paramètres du système de Hénon (cf. p. 206). [MAROTTO, F.R., 1979].

518.

[DEVANEY, R., NITECKI, Z., 1979].

519.

[TRESSER, C., COULLET, P., ARNEODO, A., 1980].