Des questions d’ergodicité

Les aspects relevant de l’ergodicité sont plus subtils. Nous avons déjà signalé que les recherches de Ruelle, aussi bien que celles de Li et Yorke, s’inscrivent dans une démarche de théorie ergodique, sans faire allusion à la distinction dissipatif / conservatif. Chirikov suggère très fortement des liens entre la Mécanique statistique, l’ergodicité et les interrogations sur la stochasticité dans les systèmes Hamiltoniens. Le texte de Helleman s’insère également dans une telle perspective de Mécanique statistique 520 . Une petite parenthèse de Helleman traduit bien son sentiment à ce sujet :

‘"[…] l’existence de régions chaotiques ravira ceux qui cherchent à construire et expliquer la mécanique statistique à partir de la mécanique classique (‘théorie ergodique’, etc.) […]" 521

Pour les deux physiciens, la préoccupation pour l’ergodicité est donc directement associée à un projet d’œuvrer pour la Mécanique statistique. L’ergodicité dans le texte de Helleman est d’abord envisagée dans le cadre Hamiltonien. Les résultats et les enjeux se résument par ces quelques mots :

‘"Il se trouve que l’espace des phases de la plupart des systèmes Hamiltoniens – et beaucoup de systèmes dissipatifs- est ponctué de régions ‘chaotiques’ où certaines propriétés sont aussi aléatoires qu’un jeu de pile ou face, même si le système est déterministe. Alors que les méthodes statistiques apparaissent applicables à ces régions chaotiques, elles sont incompatibles avec les comportements réguliers, ‘quasi-periodique’ des autres régions, lesquelles existent aussi en abondance. Ainsi l’’Ergodicité’ et l’’Approche de l’équilibre thermique’ ne tiennent pas pour la plupart des systèmes Hamiltoniens." 522

On constate que Helleman souligne surtout des résultats négatifs, voire des impossibilités. Les enjeux techniques sont les mêmes que ceux détaillés dans le long texte de Chirikov. Tous deux renvoient à plusieurs résultats connus et établis mathématiquement déjà en 1980. Ces résultats font état d’une absence de règle générale, excepté le fait qu’un système Hamiltonien n’est globalement jamais ergodique. Dans le cas intégrable, cela est impossible ; dans le cas non intégrable il existe simultanément des zones chaotiques et régulières (c’est un dérivé du théorème KAM). Nous renvoyons à tout ce qui a été commenté au sujet du texte de Chirikov.

La situation en 1980 est en fait beaucoup plus complexe, non limitée aux systèmes Hamiltoniens et surtout, elle s’inscrit dans une interrogation sur la notion même d’ergodicité. Quelques mots de Smale, toujours en 1980 explicitent, mieux que le résumé qu’Helleman veut en faire, le sentiment à l’égard de la question dans un article intitulé : "On the problem of reviving the ergodic hypothesis of Boltzmann and Birkhoff" (qui laisse sous-entendre que l’hypothèse est quasiment éteinte) :

‘"Dans les 25 dernières années il y a eu un changement dans les relations de la théorie ergodique aux équations différentielles ordinaires. Auparavant, l’ergodicité était associée uniquement aux équations différentielles ordinaires contraintes comme les Hamiltoniennes (ou celles préservant le volume, au moins). Aujourd’hui ce ne sont plus les systèmes dynamiques Hamiltoniens, mais généraux avec lesquels l’ergodicité s’adapte le mieux.’ ‘Nous conclurions que la physique théorique et la mécanique statistique ne devraient pas autant être attachées aux équations Hamiltoniennes que par le passé. Pour des raisons physiques, il est certainement raisonnable d’attendre des systèmes physiques qu’ils aient des perturbations non-Hamiltoniennes (peut-être très faibles) dues à de la friction ou des effets de forçage par absorption d’énergie externe. Aujourd’hui des raisons mathématiques suggèrent également qu’il est raisonnable de développer une approche plus non-Hamiltonienne de certains aspects de la physique." 523

La thèse défendue par Smale est la suivante : pour sauver l’hypothèse ergodique, il faut introduire un terme de dissipation aux équations Hamiltoniennes de la physique. Deux raisons président à cette proposition. D’un côté, les systèmes Hamiltoniens ne sont pas ergodiques en général ; d’un autre, il existe tout une classe d’équations différentielles ordinaires possédant de "bonnes" propriétés, celles d’avoir des attracteurs étranges structurellement stables, avec caractère mélangeant, notamment ; les systèmes vérifiant l’Axiome A de Smale sont de ceux-là. Ils ont l’avantage d’être structurellement stables et nous avons vu que la théorie des attracteurs étranges est adaptée à ces systèmes. Enfin, nous avons signalé l’existence d’un théorème fondamental dû à Robert Bowen (1947-1978) et David Ruelle, qui détermine la Mécanique statistique de ses systèmes : à un mouvement sur l’attracteur étrange décrivant le régime asymptotique, il fait correspondre une statistique, c’est-à-dire une distribution de probabilité (en l’occurrence, une mesure ergodique invariante).

Sans vouloir déjà retracer toute l’histoire de l’ergodicité depuis Boltzmann, un rapide retour dans le temps s’impose. Le travail de Ruelle-Takens, une nouvelle fois, a été une des étapes importantes du cheminement présenté par Smale car il a introduit la notion d’attracteur étrange (et a induit beaucoup de débats connexes). Le théorème de Bowen-Ruelle dont il est question ici, date de 1975 524 ("Ergodic theory of Axiom A flows") et repose sur des analyses de Ruelle et du russe Yakov Sinaï (né en 1935) 525 , dans un contexte d’échanges quasiment limités à des spécialistes de physique-mathématique.

La question de la théorie ergodique prend donc ici une toute autre nuance. Fondamentalement, il s’agit d’une interrogation de Mécanique statistique, reformulée dans le langage des mathématiques des systèmes dynamiques. Ce chapitre, la théorie ergodique des systèmes dynamiques, est le moteur de tout un pan de la réflexion théorique en cours, même si son utilisation en est limitée aux flots vérifiant l’Axiome A de Smale. Le texte de Ruelle de 1977 (sur la sensibilité aux conditions initiales) est peut-être le meilleur représentant de ce mouvement conceptuel associant toutes ces problématiques : ergodicité, chaos, turbulence, sensibilité aux conditions initiales, Mécanique statistique 526 . Nous en aurons d’autres exemples lorsque la question des exposants de Lyapounov sera posée.

Notes
520.

Le texte est d’ailleurs écrit en vue d’un cours d’Ecole d’été internationale de mécanique statistique ("Fundamental problems in Statistical Mechanics") à Enschede (Pays-Bas), du 23 juin au 5 juillet 1980.

521.

"While the existence of chaotic regions will cheer up those who seek to derive and explain statistical mechanics from classical mechanics (‘ergodic theory’, etc.) it sows terror in the hearts of those designing and building extensive (expensive) mechanical systems, e.g. the multi (–hundred) million dollar intersecting storage rings of high energy physics". [HELLEMAN, R.H.G., 1980], p. 421-22. D’une manière générale, on remarquera que Helleman est très critique de l’"abandon" de ces preoccupations par les physiciens.

522.

"It turns out that the phase space of most Hamiltonian- and many Dissipative- systems is dotted with ‘chaotic’ regions in which some properties of many orbits are as random as coin tosses, even though the system is deterministic. While statistical methods appear to be applicable to those chaotic regions, they are incompatible with the very smooth regular, ‘quasi-periodic’ behavior in other regions, of which there is abundance as well. Hence ‘Ergodicity’ and the ‘Approach to thermal equilibrium’ do not hold for most Hamiltonian systems." [HELLEMAN, R.H.G., 1980], p. 420 (en italique et souligné dans le texte).

523.

"In the last 25 years, there has been a turnabout in the relationship of ergodic theory to ordinary differential equations. Previously, ergodicity was associated only to constrained ordinary differential equations as Hamiltonian( or volume-preserving at least). Nowadays it is not the Hamiltonian, but the general dynamical systems where ergodicity is fitting more naturally. We would conclude that theoretical physics and statistical mechanics should not be tied to Hamiltonian equations so absolutely as in the past. On physical grounds, it is certainly reasonable to expect physical systems to have (perhaps very small) non-Hamiltonian perturbations due to friction and driving effects from outside energy absorbtion. Today also mathematical grounds suggest that it is reasonable to develop a more non-Hamiltonian approach to some aspects of physics.", [SMALE, S., 1980], p. 141.

524.

[BOWEN, R., RUELLE, D., 1975].

525.

Ce sont [SINAI, Y., 1972] et [RUELLE, D., 1976].

526.

Pour des détails sur la lente évolution des résultats entre 1975 et 1980, nous renvoyons à notre paragraphe "Questions d’ergodicité", p. 193 (et aux textes "What are the measures describing turbulence" [RUELLE, D., 1978a], [RUELLE, D., 1978b], [RUELLE, D., 1980b] pour un rapide bilan).