d. Vers un nouveau sens du terme chaos

La synthèse de Helleman intègre l’essence de ces éléments dans l’exposé des notions de chaos. Ainsi, la définition de chaos en termes de comportements apparemment aléatoires produits par des mécanismes déterministes est très superficielle comparée à ce qu’elle sous-entend. Peut-être faut-il insister sur ce qui est associé au terme chaos et à la recherche sur le chaos dans le texte de Helleman, pour mieux le comprendre.

Soulignons tout d’abord que le chaos n’est pas présenté seulement pour lui-même. La finalité du texte est à chercher du côté de la Mécanique statistique et de la Mécanique non linéaire. Pour Helleman il s’agit de tirer de l’étude du chaos, et de la stochasticité, des conséquences, des résultats, des propositions d’améliorations de la Mécanique théorique et des chemins conceptuels nouveaux pour la Mécanique statistique.

Le terme chaos est aussi très révélateur de l’esprit du texte et de l’esprit du temps. La synthèse de Helleman a, en effet, une tonalité très particulière : elle est marqué par une envie de rupture et une volonté de fédérer les concepts et les approches, en partie grâce aux systèmes dynamiques.

La rupture est illustrée par le grand nombre de résultats négatifs ou d’impossibilités mis en avant. Cela concerne surtout le domaine du conservatif. Au fond, il s’agit d’une mise au point de ce qui est ancré dans l’esprit des scientifiques et qui doit être remis en question. Ainsi des notions comme l’intégrabilité, les dichotomies trop tranchées ordre / désordre, stabilité / instabilité, qui président à l’étude habituelle des systèmes Hamiltoniens sont battues en brèches : la plupart des systèmes Hamiltoniens sont non intégrables, les comportements ordonnés et stochastiques coexistent, l’ergodicité perd de son sens. A quoi il convient de rajouter le phénomène de sensibilité aux conditions initiales. Mais le propos ici n’est pas novateur, comme cela est perceptible chez Chirikov. Il s’agit de rappels, voire de rappels à l’ordre, au sujet de beaucoup de résultats antérieurs, validés, mais finalement peu diffusés chez les physiciens. Ceci explique la critique sévère de Helleman à l’encontre des ouvrages destinés à la formation des futurs scientifiques :

‘"Il est très surprenant que, aujourd’hui encore, aucun manuel de mécanique classique pour étudiants avancés en physique, n’ait été publié […] avertissant les étudiants que la plupart des systèmes se comportent de cette manière ou que toutes les méthodes de résolution, présentées dans ces textes, ne fonctionnent pas (divergent) pour la plupart des systèmes Hamiltoniens." 527

Au contraire, le paragraphe consacré au dissipatif est plutôt enthousiaste. Le tout laisse une impression de rupture avec un certain passé et d’ouverture vers des problématiques renouvelées. Le choix du terme chaos exprime donc, de manière peut-être inconsciente, une volonté de dépasser des idées jugées périmées.

Deuxièmement, nous avons constaté qu’il y a un ensemble de cloisons entre conservatif et dissipatif, au niveau technique naturellement, mais aussi en terme d’approche (analytique / numérique). On pourrait aussi opposer une certaine inertie du conservatif au dynamisme du dissipatif. Mais dans l’esprit de Helleman, sa synthèse se veut fédératrice et réconciliatrice. Voilà le second sens à donner à l’utilisation du terme chaos : il sert à figurer un rapprochement renouvelé, une volonté d’unifier les problématiques sous une bannière unique.

Enfin, les problèmes évoqués sont transversaux. En effet, l’aléatoire émergeant d’un mécanisme est un trait commun à plusieurs domaines d’études, aussi bien pour les systèmes conservatifs que dissipatifs : turbulence, synchrotron, biologie des populations…etc. En un mot, les scientifiques découvrent que le chaos est partout ; le terme chaos inclut cette dimension d’"universalité". 

Notes
527.

"It is surprising that even today no authoritative graduate-physics textbook on Classical Mechanics has appeared which does show pictures like figure 1, let alone warn student that most systems exhibit such behavior or that all solution methods, derived in its text, fail (diverge) for most Hamiltonian systems", [HELLEMAN, R.H.G., 1980b], p. 421 (en italique et souligné dans le texte).