3.4. Un premier bilan sur les concepts de chaos

On peut maintenant rapprocher les dernières conclusions sur le texte de Helleman des considérations de sociologie du champ du chaos. Nouveauté et rupture se retrouvent chez beaucoup de protagonistes dont nous avons mentionné le nom, lorsqu’il s’agit de chaos. Soyons prudent toutefois. Tout d’abord, la rupture n’est pas brutale : il s’agit d’une reconfiguration de problématiques, s’étendant sur quelques années. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les perceptions de cette nouveauté soient en décalage par rapport à notre analyse plus globale de cette période et qui visait à montrer justement les traits saillants de l’évolution conceptuelle. D’ailleurs, ces impressions ne sont pas partagées par tout le monde, et les changements sont nuancés selon les perspectives de recherches, les disciplines, les thématiques.

Ainsi, ce contexte nouveau est traversé par des tendances lourdes, s’exprimant sur le long terme :

• L’étude des systèmes dynamiques en mathématiques, tant les itérations, les équations différentielles que les systèmes généraux, plus abstraits.

• La question de la turbulence (faible) dans un cadre théorique, mathématique.

• La compréhension des oscillations non linéaires (Mécanique non linéaire).

• La question de l’ergodicité, des fondements de la Mécanique statistique, de la description statistique / probabiliste des systèmes dynamiques.

Le chaos est à la croisée de divers problèmes tirés de ces thématiques. Les ingrédients du chaos sont à l’image de ces rencontres en même temps que la convergence est le reflet des conceptions construites. Ce sont essentiellement :

• les attracteurs étranges (dans le cas dissipatif)

• la sensibilité aux conditions initiales

• les homoclines et le fer à cheval de Smale

• les propriétés statistiques exprimées sous forme de mesures invariantes, ergodiques.

Le terme chaos signe donc autant la nouveauté que le croisement de tendances marquantes dans l’histoire des sciences. Il est aussi fédérateur et unificateur, comme le texte de Helleman nous l’a démontré. Il ne s’agit pas simplement d’un croisement mais de rencontres, de la reconnaissance et de la définition de points communs, tant au niveau des concepts et que des méthodes (qualitatif, expériences de mathématiques), par delà les différences disciplinaires et culturelles.

Il est évident, à la lecture de ce bilan, que ce mouvement a une épaisseur historique certaine. Il nous faudra expliquer pourquoi et comment une rencontre aussi large, touchant autant de domaines a pu se faire, dans les années 1970, autour des questions de chaos. En reparcourant ce premier chapitre on pourrait s’avancer à proposer deux raisons. La première tiendrait à une certaine maturité des développements mathématiques des systèmes dynamiques, que l’on retrouve en filigrane de toutes les avancées conceptuelles. La seconde serait axée sur l’ordinateur, dont on a vu l’omniprésence. Ce sont deux pistes à approfondir ultérieurement.

Enfin, on pourrait être tenté de regrouper toutes ces problématiques en un paradigme. Mais cela nous paraît quelque peu difficile et surtout prématuré au regard des éléments encore manquants dans ce puzzle. Il existe des obstacles comme la dichotomie dissipatif / conservatif : même si nous avons montré que la barrière est partiellement transcendée dans les problématiques de type chaos, il y a tout de même des différences de conceptualisation. En se limitant aux seuls systèmes dissipatifs, nous pourrions proposer de nous restreindre aux attracteurs étranges et à la sensibilité aux conditions initiales. Nous avons beaucoup insisté sur ces éléments tant il est vrai que le cadre théorique du chaos continu s’inspire des idées de Ruelle, développées depuis 1971. Elles sont magnifiées et tendent à former l’ossature principale du chaos (dissipatif) tel que nous l’avons présenté. Nous retrouvons d’ailleurs les conceptions sorties de la vulgarisation produite à l’époque tout comme aujourd’hui. Cela ne doit pas pour autant occulter les disparités qui existent entre différentes notions de chaos et, en même temps, les efforts pour les rapprocher sous une notion unique, universelle. La proposition de définition d’un paradigme ne pourra se faire sereinement que lorsque les voies alternatives dans la conceptualisation du chaos seront bien explicitées.