Tübingen, 1970-75

L’impulsion donnée par Rosen laisse des traces très visibles dans les travaux de la période 1970-75, que Rössler passe à Tübingen. Le sujet principal de ses investigations est la dynamique des oscillations chimiques, étudiée dans le détail par Rössler. Bien sûr les outils des systèmes dynamiques sont utilisés, mais il est important de saisir qu’une nouvelle pratique scientifique se développe à ce moment là, à Tübingen : c’est une combinaison de mathématiques et d’ordinateur, dont les résultats sont très remarquables.

Nous allons montrer cette pratique à l’œuvre, comment elle se combine à un raisonnement analogique et surtout en quoi elle permet à Rössler de fonder un cadre théorique à la dynamique des oscillateurs chimiques. Son importance sera révélée lors du passage aux considérations sur le chaos.

La recherche en matière d’oscillations chimiques 544 est entreprise à Tübingen dès 1970 avec un collaborateur à l’université, Friedrich Franz Seelig. Rössler a connu Seelig à Marburg avant de partir pour Buffalo. Il est un spécialiste de chimie quantique, réorienté dans les oscillations chimiques à la fois par les discussions avec Rössler et par les suggestions de son ancien directeur de thèse. Seelig publie rapidement deux articles dans ce domaine neuf, un premier contenant un exemple d’oscillateur à 5 variables, un second avec 3 variables 545 .

L’activité de ce binôme présente deux facettes : une réflexion théorique sur les systèmes chimiques susceptibles de produire différents comportements dynamiques, dont des oscillations, et l’étude détaillée de systèmes donnés. La réaction de Belousov-Zhabotinsky est le meilleur exemple de ces systèmes explorés théoriquement et utile pour recueillir des données expérimentales. Cette réaction est introduite à Tübingen par l’intermédiaire d’un collègue biologiste, Wolfgang Engelmann, en 1970, qui leur a montré une variante de la réaction dans laquelle les couleurs des produits oscillent. Par ailleurs, Rössler a participé au congrès international de Biophysique à Moscou, en août 1971. Il y fait la connaissance d’Anatol Zhabotinsky et d’autres biophysiciens comme Evegny Sel’kolv, Ullrich Franck 546 . La réaction de Belousov-Zhabotinsky va devenir un sujet d’étude récurrent à Tübingen.

La dimension théorique des recherches de Rössler dans cette période s’exprime au mieux dans son article de 1972, "Circuits de base pour les Automates fluides et les systèmes à relaxation", où il ne manque pas de s’inscrire dans la lignée des travaux de Lotka qui avait en effet, produit le premier mécanisme chimique abstrait susceptible de décrire une oscillation 547 . L’idée présentée est très séduisante puisque Rössler prétend donner des bases de l’étude abstraite des comportements dynamiques dans les réactions chimiques. Rössler expose un ensemble de systèmes prototypes susceptibles de produire différents types de comportements : bascule, oscillations multiples, flip-flop, oscillations de relaxation. Ils forment une sorte d’ensemble de systèmes fondamentaux pour les circuits chimiques. A partir de ces circuits élémentaires, il est possible de construire, selon un principe d’assemblage, des comportements d’une aussi grande complexité que souhaitée. Cette théorie a son analogue en matière de circuits électroniques : Rössler s’inspire de ce domaine, qu’il connaît par ailleurs, et en transfert le principe à la chimie 548 . L’analogie entre les deux formes de circuits n’est pas anecdotique. Elle est considérablement développée dans un article de synthèse de 1974 sur les dynamiques chimiques : "A synthetic approach to exotic kinetics (with examples)" 549 . Aux composants et circuits électroniques "classiques" correspondent des mécanismes chimiques abstraits dont voici quelques exemples :

• des chaînes de circuits RC sont les analogues de cinétique chimique du premier ordre, où les concentrations correspondent à la tension aux bornes du condensateur :

• un amplificateur chimique non-inverseur :

• un multivibrateur d’Abraham-Bloch :

Un regard rétrospectif sur son activité lui fait dire qu’il pratiquait une sorte d’"électronique chimique" 550 . En outre, ces développements aident à comprendre la démarche de Rössler qui se veut avant tout intuitive et analogique.

‘"Trois sources pour générer de nouveaux circuits chimiques avec des comportements dynamiques non triviaux, i.e. exotiques, sont présentées au début : (a) l’analogie avec les circuits électroniques ; (b) l’analogie avec les éléments neuronaux, et (c) l’analogie avec des circuits chimiques déjà existants, inventés par des biophysiciens mathématiciens." 551

Le raisonnement analogique est extrêmement important.

L’autre dimension intéressante réside dans l’utilisation de l’ordinateur, présent à Tübingen depuis 1970. Cela est facilement perceptible dans plusieurs travaux de théorie des oscillations, menés avec Seelig. Il s’agit de la question des "flip-flop", c’est-à-dire des systèmes chimiques à deux états qui peuvent basculer vers l’un ou l’autre état sur commande d’un ou plusieurs paramètres. Deux modèles sont étudiés. Un système commandé par un seul paramètre, servant au basculement dans les deux sens : les deux collaborateurs s’exercent sur l’ordinateur IBM 7094 du centre de calcul de Darmstadt à ce sujet. Le second est un système de Rashevsky-Turing, où le flip-flop correspond à un système à deux composantes (deux cellules) couplées. C’est en jouant sur le paramètre du couplage qu’on peut faire permuter le système. Une machine analogique, un Dornier 240, de l’université de Tübingen est utilisée à cette fin.

Toutes les "preuves" du comportement flip-flop des systèmes construits de manière abstraite, implémentés sous forme de systèmes différentiels, sont en fait le résultat de calculs analogiques et numériques. Le recours à ces ordinateurs s’explique naturellement par la "complexité" des équations différentielles. Elles sont peu nombreuses (4 ou 5) mais contiennent plusieurs non linéarités, rendant le traitement analytique quasiment impossible. On voit aussi que l’ordinateur ouvre de nouvelles voies à l’analyse des réactions chimiques, reposant sur l’utilisation couplée de modélisation et de simulation.

La combinaison de mathématiques et de calculs numériques est aussi très perceptible dans l’étude de la réaction de Belousov-Zhabotinsky réalisée avec un assistant de Seelig, Dietrich Hoffman, et publiée en 1972. Rössler a connaissance du modèle "Bruxellateur", à deux dimensions, pour cette réaction 552  ; il va développer des idées sur des systèmes de dimensionnalité supérieure. La question sous-jacente à leur article de 1972 553 est de déterminer le type d’oscillation de relaxation existant dans la réaction de Belousov-Zhabotinsky. Ils donnent des arguments, qualitatifs, reposant sur une analyse mathématique et des simulations numériques, en faveur d’une oscillation de type Bonhoeffer. Les oscillateurs qu’ils désignent sous ce nom possèdent une boucle d’hystérésis et impliquent une autocatalyse 554 . Ce sont là des conditions suffisantes pour produire des cycles limites, à la base des oscillations de relaxation conçues notamment par B. Van der Pol. L’analyse qualitative est complétée par des notions sur le phénomène de bifurcation. Pour cela les auteurs s’appuient sur le texte de Minorsky, renvoyant également aux "sources", Andronov et Poincaré. Les auteurs se réfèrent également aux idées de R. Thom : ils présentent leur résultat comme un analogue des systèmes morphogénétiques de Thom en voyant chez lui une extension possible de leur théorie 555 . Il existe toutefois une différence notable entre les approches : le quantitatif, passant par la simulation numérique, est essentiel ici pour démonter les mécanismes, même si le travail reste dans le champ théorique.

En résumé, trois ingrédients déterminent cette étude de la réaction de Belousov-Zhabotinsky : les observations expérimentales, l’analyse qualitative et mathématique, et les simulations numériques, réalisées sur un CDC 3300 de l’université de Tübingen. La combinaison de ces trois aspects commence à partir de 1970 et produit des résultats remarquables. Il faut souligner à quel point le groupe s’empare de l’ordinateur, pour quasiment le substituer aux analyses expérimentales et marginaliser progressivement les observations. Le trait le plus remarquable de cet ensemble d’études est le fait de pratiquer des mathématiques "qualitatives", usant de la théorie des systèmes dynamiques développée avant 1970, tout en cherchant des résultats quantitatifs, guidés par ce qualitatif. Ainsi, ils obtiennent des points d’ancrage pour l’étude, assurant et orientant, si besoin est, la démarche théorique. Cette pratique est assez singulière encore en ce début des années 1970, dans le domaine de la chimie surtout ; il en existe des traces dans d’autres domaines de l’investigation scientifique 556 . Nous allons voir à quel point cette démarche et le raisonnement analogique sont décisifs pour les études sur le chaos après 1975.

Notes
544.

Pour l’histoire des oscillations chimiques et pour comprendre l’importance des problématiques adjacentes dans l’histoire du chaos, nous renvoyons au court chapitre 10 consacré au sujet.

545.

Voir [LETELLIER, C., à paraître], en particulier ce qui concerne l’article "Bifurcation of a homogeneous reaction system".

546.

[LETELLIER, C., à paraître]. A ce moment là Zhabotinsky a confirmé la possibilité d’oscillations entretenues dans la réaction de Belousov, qui devient par la suite réaction de Belousov-Zhabotinsky.

547.

[ROSSLER, O.E., 1972a] : "Grundschaltungen von flüssigen Automaten und Relaxationssystemen". Rössler fait allusion, page 333, à [LOTKA, A.J., 1920a]. Les travaux de Lotka sur les oscillations chimiques sont analysés au chapitre 10, p. 609.

548.

"Es existiert damit auch für bestimmte chemische Systeme ein Bausteinprinzip, wie es bisher nur aus der Elektronik geläufig war." (en italique dans le texte), [ROSSLER, O.E., 1972a], p. 342.

549.

[RÖSSLER, O.E., 1974].

550.

"We helped each other through our shared enthusiasm for a "chemical electronics", as I would call it today". Lettre de O.E. Rössler à l’auteur, 16 septembre 2003.

551.

"As an aid for intuition, three sources for the generation of new chemical circuits with non-trivial, i.e. exotic, dynamical behaviour are offered at the outset: (a) the analogy to electronic circuits ; (b) the analogy to neural elements; and (c) the analogy to already existing chemical circuits, invented by mathematical biophysicists." [RÖSSLER, O.E., 1974], p. 546.

552.

Ilya Prigogine est intervenu en 1972 à Tübingen sur le sujet. [LETELLIER, C., à paraître]. Le "Bruxelateur" (ou "Brusselator" en anglais) compte parmi les "circuits de base" de sa théorie : [ROSSLER, O.E., 1972a], p. 341. Le chapitre 10 apportera plus de détails sur ces travaux (voir en particulier p. 624).

553.

[RÖSSLER, O.E., HOFFMAN, D., 1972d].

554.

Karl Friedrich Bonhoeffer (1899-1957), sans donner ce nom à ce type d’oscillateurs, a décrit ces comportements en 1943. [BONHOEFFER, K.F., 1943]. Nous renvoyons au chapitre 10 consacré aux oscillations chimiques, notamment p. 613.

555.

Thom est cité dans [RÖSSLER, O.E., HOFFMAN, D., 1972], p. 99-102 : "Homogeneous reaction systems pushing themselves through a series of hard bifurcations are one dimensional analogues to the systems described by Thom’s theory".

556.

Pour l’histoire de cette pratique, en rapport avec l’électronique, les oscillations non linéaires, la mécanique non linéaire, nous renvoyons aux chapitres 8 (centré sur les oscillations non linéaires et le calcul analogique) et 9 (pour l’utilisation du calcul digital).