Une fin d’année décisive : le premier article de Rössler sur le chaos

D’une certaine manière, au regard de la culture de Rössler en matière de dynamique, la rencontre avec Winfree est d’abord informative. Cependant, les résultats des publications qui lui sont transmises sont très nouveaux pour Rössler et l’idée de chercher un oscillateur chimique analogue au système de Lorenz est finalement un bon moyen de s’insérer dans la problématique du chaos et de la turbulence.

Il n’est donc pas très étonnant qu’à la fin de l’année 1975, les analyses de Rössler se précipitent pour donner un système de réaction manifestant un comportement "chaotique" 563 . On peut dire que Rössler livre ainsi un premier article en 1976 dans lequel toute sa culture scientifique, esquissée précédemment, s’exprime de manière remarquable. C’est ce que nous voulons montrer : tous les éléments antérieurs à 1975 se conjuguent pour aboutir à la constitution d’une conception particulière de chaos et d’une démarche propre à Rössler. Sa première publication en laisse deviner les grandes lignes.

A un premier niveau, le résultat du travail publié en 1976 est un système différentiel de trois équations. Il correspond à un mécanisme chimique abstrait, bâti à partir de ses circuits élémentaires. En l’occurrence, il s’agit d’une bascule d’Edelstein (système à hystérésis à une variable) couplée à un oscillateur de Turing (un système chimique oscillant à deux variables).

L’intérêt de l’article réside à un autre niveau, celui de l’analyse du comportement dynamique et du principe de génération de chaos, concentré dans un "prototype dynamique". L’étude du comportement du système repose sur deux outils : une application de Poincaré et le théorème de Li et Yorke. Rössler prend la voie de Lorenz, qui avait étudié une application de premier retour de son système et montré qu’elle prenait une forme de chapeau 564 . Or le problème posé initialement par Rössler est la recherche d’un analogue du système de Lorenz, dans le cadre des réactions chimiques. L’idée de Rössler est de s’appuyer sur l’application en forme de chapeau : pour s’assurer d’un comportement similaire à celui du système de Lorenz, il s’engage donc à rechercher un comportement dynamique, en trois dimensions, dont une application de Poincaré reproduit cette forme.

L’aspect inattendu du travail de Rössler tient dans la "recette" qu’il fournit pour obtenir ces comportements, et d’autres plus généraux, qualifiés de chaotiques.

La base de travail provient des "circuits universels" développés par Khaikin, Andronov et Vitt, représentés dans l’espace des phases (figure (a) et (b) ci-dessous). Ces circuits sont des extensions d’une dynamique planaire et par une légère modification de la surface de support, on peut obtenir des comportements un peu plus évolués. C’est en jouant sur ces principes que Rössler fait émerger un possible mécanisme de " réinjection" des trajectoires (figure (d)) du niveau inférieur dans le plan supérieur.

Rössler a recours au théorème de Li et Yorke pour montrer que cette réinjection permet d’obtenir un "chaos". En effet, l’application de Poincaré du système de la figure (d) (prise selon une section dans le plan supérieur) a la forme de chapeau recherchée et répond aux hypothèses du théorème de Li et Yorke (il existe un point de période 3). C’est pourquoi il prend la liberté de parler de chaos pour cette dynamique. Par ce biais, Rössler transfère la technologie des applications discrètes, et le chaos tel qu’il a été présenté par Li et Yorke , dans le domaine du continu.

L’étape suivante est cruciale : Rössler passe aux réactions chimiques. De son expérience des oscillations chimiques, il retire une possible combinaison de circuits chimiques reproduisant la "recette" : un oscillateur et une bascule, correspondant schématiquement, sur la figure (d), à l’oscillation dans le plan supérieur et à la "réinjection" du plan inférieur vers le plan supérieur. Ce sont les mécanismes de l’oscillateur de Turing couplé à la bascule d’Edelstein.

Il lui suffit ensuite de déterminer les équations différentielles de la réaction pour obtenir un système dynamique "concret", explicite. En retour, ce sont les simulations numériques du système trouvé ainsi qui permettront d’assurer le bien-fondé de tous ces raisonnements. Grâce à une représentation graphique des simulations, on "voit" que le système possède la double propriété : des oscillations et une réinjection. Sur ce point là, on peut percevoir le rôle de la troisième dimension dans la représentation 565 . Sur la figure (d) la réinjection passe par une dimension supplémentaire à la surface d’appui ; or par un système astucieux, les simulations analogiques du modèle de mécanisme chimique peuvent se représenter en une image stéréographique : des yeux exercés peuvent visualiser directement en relief la dynamique. Rössler a ainsi une "preuve" que sa recette n’est pas qu’une pure spéculation.

Mais, le passage aux équations différentielles explicites, à trois variables, change la nature du problème. En effet, la "recette" figure un cas "idéal" combinant une oscillation en deux dimensions à une réinjection par la troisième. Les équations différentielles sont des objets mathématiques à trois dimensions, entièrement couplées, qu’il n’est pas possible de scinder en ces deux sous-systèmes. La section de Poincaré n’a aucune raison d’être unidimensionnelle, l’application de Poincaré construite n’est plus une itération et donc les théories de Li et Yorke ne peuvent plus être utilisées directement. Le procédé heuristique, l’analogie entre la chimie et la dynamique sont très remarquables, mais ont aussi leurs limites en l’état.

Néanmoins Rössler trouve une parade en introduisant de nouveaux éléments mathématiques de la théorie des systèmes dynamiques. Le fer à cheval de Smale (ou la transformation du Boulanger) prend le relais du théorème de Li et Yorke. Rössler remarque en effet que l’application de Poincaré, bidimensionnelle, est similaire au fer à cheval. La combinaison avec les développements précédents se résume dans le mécanisme présenté par Rössler sous le nom de "mixeur à 3 dimensions" 566 .

Ceci est un modèle épuré des représentations graphiques des simulations numériques obtenues grâce au premier système différentiel. Le principe de réinjection est incorporé au mixeur. Le mixeur se veut aussi un analogue de la figure (d) (vue à l’envers).

Le fer à cheval apparaît très clairement. Dans la coupe du mixeur, on voit s’opérer la transformation de "1-2" en "T-S" dans la partie supérieur du mixeur, puis un écrasement de "T-S" et un retour en face de "1-2" : il s’agit d’un mécanisme analogue au fer à cheval combinant étirement et repliement. Rössler voit même son exemple comme une illustration du principe de suspension de Smale, c’est-à-dire un flot en trois dimensions dont l’application de Poincaré en deux dimensions est un fer à cheval, ce qui était un problème posé par Smale 567 . Il est clair que ces considérations se rapprochent des idées de Ruelle (Lanford), Pomeau et d’autres, à la différence près qu’ici c’est l’heuristique qui prime et permet d’avancer très loin.

En outre, les principes dégagés par Rössler lui autorisent des prolongements "simples" comme une liste de réactions chimiques abstraites candidates au comportement chaotique, construites sur la "recette" : un système oscillant et une bascule. Le principe de réinjection, possible seulement à partir de trois dimensions, lui permet cette conclusion :

‘"Le chaos peut être classé comme une propriété dynamique émergeant avec la troisième dimension. En ce sens, c’est une ‘super-oscillation’. La question de savoir si des sauts qualitatifs similaires sont promis par les dimensions supérieures est une question ouverte." 568

Cet article de Rössler s’inscrit donc, d’une part, dans une perspective de recherche qui est la sienne depuis 1970 sur la question des oscillations chimiques, leurs mécanismes de base et les principes de construction. D’autre part, Rössler fait fructifier un récent acquis en matière de systèmes dynamiques et s’engage dans l’étude des oscillations en trois dimensions, ce qu’il avait déjà en tête d’approcher avant 1975, mais sans vraiment y parvenir. Même s’il s’agit d’une première incursion dans la question du chaos, l’horizon de recherche s’élargit considérablement, Rössler en est pleinement conscient. Le prototype construit permet ainsi d’envisager la recherche de systèmes chimiques chaotiques concrets (dont la réaction de Belousov-Zhabotinsky paraît déjà un bon exemple). La recherche d’autres mécanismes est visiblement un de ces objectifs, qu’il peut poursuivre dans la lancée de sa "recette". La fin de l’année 1975 peut être vue comme un "changement dans la continuité".

Notes
563.

"Chaotic behavior in Simple Reaction Systems". [RÖSSLER, O.E., 1976a]. L’article est rédigé dans les derniers jours de 1975. Rössler explique qu’il a été mis "sous pression" à la suite d’une intervention dans un séminaire à Tübingen. Il avait alors choisi de présenter quelques idées pour réaliser son système, sans les équations : un de ses collègues aurait alors affirmé vouloir reprendre l’idée pour trouver lui-même les équations nécessaires afin de les publier. [LETELLIER, C., à paraître].

564.

L’application de Lorenz est de la forme :

565.

C’est un élément important à retenir, dans la mesure où la troisième dimension joue, selon Rössler, un rôle capital dans la question du chaos ([RÖSSLER, O.E., 1976a], p. 261). Voir aussi notre paragraphe "Une perspective atypique", p. 270.

566.

"Three-dimensional blender" [RÖSSLER, O.E., 1976a], p. 262.

567.

Smale a prouvé mathématiquement l’existence de ces "suspensions", c’est-à-dire des flots tridimensionnels traversant le fer à cheval ; mais la question de savoir si elles sont simples à trouver est ouverte : [SMALE, S., 1967].

568.

"chaos can be classified as a dynamical property emergent with the third dimension. In this respect it is a sort of "superoscillation". Whether similar qualitative jumps are provided by the next-higher dimensions is an open question.", [RÖSSLER, O.E., 1976a], p. 263.