c. 1976-79 : les années fastes

Les recherches effectuées par la suite réalisent progressivement ce projet de construction de mécanismes différents, de recettes nouvelles pour le chaos, dans les dimensions trois et quatre. Elles s’enchaînent à un rythme assez soutenu dans la période 1976-79. De nouvelles idées émergent et Rössler s’investit dans un projet de classification des comportements chaotiques possibles. Nous allons montrer que les tendances illustrées précédemment perdurent : Rössler recourt systématiquement aux simulations numériques, aux mathématiques des systèmes dynamiques, aux analogies, mais de moins en moins aux oscillations chimiques.

Ainsi, l’article "Chaos in abstract kinetics : two prototypes" (publié en 1977) présente deux types de chaos distincts : le type "spiral" et le type "vis". Le type "spiral" est illustré par le système du premier article de 1976. Rössler élabore encore sa description de la dynamique du système et s’appuie pour cela sur une forme particulière de modèles : les modèles en feuille de papier .

La figure (a) propose une représentation du principe de réinjection et la figure (b) un "prototype", c’est-à-dire "le" plus simple des comportements chaotiques de type "spiral". Le prolongement de ses précédentes réflexions est manifeste. Rössler suggère naturellement un schéma de réaction chimique correspondant et les équations différentielles associées à ces réactions ; la simulation numérique permet de confirmer, en le reproduisant grossièrement, graphiquement, le modèle en papier.

La question du type "vis" est encore plus intéressante, car elle montre comment Rössler jongle avec ses modèles (pris à la fois au sens de modèle de papier, modèle chimique, modèle mathématique).

Le point de départ est un système d’oscillations à hystérésis à 2 variables, liant deux cycles limites stables par un cycle limite instable. Un travail de schématisation de la géométrie de l’espace des phases permet la construction d’une application vérifiant le théorème de Li et Yorke, assurant un chaos selon la prescription établie par Rössler. Puis par une transformation destinée à trouver un mécanisme plus simple, un prototype, il construit le modèle papier (d), en transformant le modèle (a), et le traduit ensuite en équations différentielles "chimiques" :

Les raisonnements sur les feuilles de papiers, qui peuvent paraître approximatifs, sont en fait analogues à des raisonnements mathématiques du domaine de la topologie, sans la rigueur contraignante des démonstrations mathématiques. Toutes ces procédures relèvent des aspects "idéalisés" du chaos : ce sont des modèles à deux dimensions (feuille de papier) pour lesquels il est possible de se référer aux théories du type Li et Yorke. Plus que cela, la manipulation des modèles permet de rendre compte des équivalences topologiques 569 entre certains schémas : c’est de cette manière qu’il montre l’équivalence, comme générateurs de chaos, entre une application de Li et Yorke et une application ne vérifiant pas ce théorème 570 .

Le cas non-idéal, celui des équations différentielles, est évidemment plus délicat, mais il bénéficie de l’appui heuristique des modèles papiers. En ce sens les modèles de la chimie sont les intermédiaires indispensables à la réflexion de Rössler, car ils autorisent, avec beaucoup de souplesse, le passage de la "théorie" topologique aux équations différentielles "concrètes".

Avec cet article, Rössler définit déjà une certaine méthodologie pour construire des mécanismes de chaos, idéalisés d’abord (mécanismes géométriques dans l’espace des phases), traduits en équations ensuite. Dans le premier cas, la notion de chaos est celle proposée par Li et Yorke, transposée du discret au continu par l’intermédiaire d’une section de Poincaré. Dans le second, la notion est moins facile à cerner. En trois dimensions, Rössler confirme qu’il s’appuie sur le fer à cheval et ses propriétés. Il considère l’application de Li et Yorke comme un "fer à cheval dégénéré" 571 , ainsi il est légitime d’extrapoler le terme chaos dans le cas "non dégénéré". D’après Rössler, ceci se justifie d’autant plus que les propriétés de l’application fer à cheval sont déjà bien élucidées. Sans plus de détails, il évoque la notion d’"attracteur étrange" de Ruelle et Takens et il n’utilise nulle part cet outil pour l’instant.

La conclusion témoigne de ses doutes. Il signale, par exemple, que les liens entre fer à cheval et applications de Li et Yorke sont mal spécifiés. Et surtout, en rapport avec l’application ne vérifiant pas le théorème de Li et Yorke, il pose la question : "est-ce que la période 3 implique encore le chaos ?" 572 . Autrement dit, est-ce que la notion de chaos selon Li et Yorke suffit ? Leurs conceptions étaient utiles et ont été généralisées au point que les choses se sont largement complexifiées : Rössler est amené à en toucher certaines limites théoriques.

Au cours de son projet, il donne une illustration simple du chaos de type "spiral" dans "An equation for continuous chaos" 573  : le système d’équation est retenu depuis sous le nom de système de Rössler. Il s’agit originellement du système différentiel :

Ce système est construit pour être un prototype simple de chaos continu. Le système de Lorenz pose question car il n’est pas aisé de définir une application de Poincaré avec les méthodes habituelles, du fait de la symétrie du système. Le système de Rössler a l’avantage d’être plus facile à analyser, tout en ayant un comportement similaire. Rössler y voit déjà un "modèle de modèle" 574 dont il estime possible de tirer des conclusions sur le comportement par variation des paramètres, bifurcations, bassins d’attractions, ce qu’il n’a entrepris pour aucun de ses modèles précédents, les jugeant un peu compliqués. Pour le reste, l’article confirme le précédent. La notion de chaos et le théorème de Li et Yorke servent d’élément de base à la notion de chaos continu : ce passage du discret au continu est re-expliqué brièvement par un raisonnement sur un modèle en papier.

Le modèle est également un exemple de l’aboutissement du principe de construction qu’il suit depuis longtemps. Par ailleurs, Rössler est fort conscient de la valeur de ce principe, imaginé au départ pour classer les oscillateurs chimiques et reconverti en machine à produire des comportements chaotiques. Le système de Rössler (l’"équation (2)")

‘"est en fait dérivé d’une équation plus compliquée que celle pour laquelle il a été démontré que le ‘principe de construction par blocs’ est strictement applicable [4]. Le principe de constitution en question, non seulement permet la construction d’un nombre illimité de systèmes chaotiques artificiels, mais peut être aussi utilisé comme guide dans une identification de nouveaux systèmes naturels montrant un comportement similaire (en suggérant des tests dans leur espace de paramètres). Ainsi, le champ d’applications possible des équations du type (2) va de l’astrophysique à l’économie, via la chimie et la biologie." 575

Les réflexions poursuivies ultérieurement, pendant les années 1976-79, visent à préciser encore ce chaos, les mécanismes du chaos, à rentrer dans le "zoo" des comportements dynamiques et les classer, pour reprendre une expression de Rössler 576 . Elles se partagent schématiquement en deux types de préoccupations : la théorie de la dynamique chaotique et la turbulence chimique. Nous allons voir comment cela s’inscrit dans la voie ouverte au début de l’année 1976.

Notes
569.

C’est-à-dire le fait qu’il est possible de passer d’un modèle à l’autre par une transformation continue (un homéomorphisme).

570.

L’application équivalente est une application "dents de scie inversées" [RÖSSLER, O.E., 1977c] p. 281 et p. 283.

571.

[RÖSSLER, O.E., 1977c], p. 286. "degenerate horseshoe map".

572.

"Does period 3 still imply chaos ?" [RÖSSLER, O.E., 1977c], p. 287. Il ne s’agit pas de remettre en question le théorème de Li et Yorke, mais certainement d’un appel à le préciser ou à l’élargir, pour prendre en compte des comportements "équivalents". La remarque est judicieuse étant donné l’existence du théorème de Sharkovsky, plus précis que celui de Li et Yorke : Rössler n’en a pas encore connaissance à ce moment là.

573.

[RÖSSLER, O.E., 1976b].

574.

"a model of model", [RÖSSLER, O.E., 1976b], p. 397.

575.

L’"équation (2)" est le système de Rössler, la référence [4] est [RÖSSLER, O.E., 1976a].

"Eq. (2) has in fact been derived from a more complicated equation for which this "building-block principle" has been shown to apply strictly [4]. The named design principle not only enables the construction of an unlimited number of artificial chaotic systems, but at the same time can be used as a guideline for the identification of further natural systems showing the same behaviour (by suggesting to probe into their parameter space). The field of possible applications of equations of the type of eq. (2) thus ranges from astrophysics, via chemistry and biology, to economics". [RÖSSLER, O.E., 1976b], p. 398 (en italique dans le texte).

576.

[RÖSSLER, O.E., 1977f], p. 607.