La turbulence chimique

Nous avons montré l’ampleur de la réflexion théorique sur la dynamique. Les principes et la construction de Rössler se montrent performants également à travers les développements en matière de "turbulence chimique", d’un point de vue toujours théorique, mais aussi orienté vers l’expérimentation chimique. Vu son intérêt pour les réactions chimiques, il semble naturel que cette voie ait été choisie.

Les développements théoriques permettent tout d’abord d’analyser des comportements "concrets", c’est-à-dire des systèmes différentiels donnés, simulés sur ordinateur. Ainsi, dans le prolongement des travaux théoriques réalisés avec Seelig, en 1972, sur les oscillateurs chimiques de type Rashevsky-Turing, l’étude de "turbulence chimique" commence, en 1976, sur un système morphogénétique : deux cellules de Turing, symétriques, couplées 586 . Les simulations numériques du modèle donnent, grâce à l’analyse qualitative, un comportement inattendu : le système oscille entre deux états chaotiques, de type "vis". Il existe même un second comportement "bichaotique" entre deux chaos de type "spiral". Le résultat suggère enfin que des comportements chaotiques apparaissent dans des équations aux dérivées partielles, qui modélisent plus généralement les phénomènes de réaction-diffusion au cœur du système de type Turing.

Les analyses des mécanismes du chaos, servent aussi à préciser la notion de turbulence. A l’occasion de l’atelier sur la "Synergétique" organisé par Hermann Haken en 1977, Rössler propose un inventaire plus étendu des comportements turbulents en chimie 587 . Plusieurs tendances, même si elles sont peu développées, s’expriment. La notion de "turbulence" est plus large que la notion de chaos, dans le sens où elle inclut une non périodicité dans l’espace et plus seulement dans le temps. Turbulence est synonyme de "chaos spatio-temporel" 588 . Il s’agit surtout d’un recensement d’exemples de turbulence, mais qu’il a cherché à caractériser, en s’appuyant sur les oscillateurs chimiques et en particulier les cellules de Turing.

Enfin, la facette la plus importante de ce travail, dont on aura compris qu’il est surtout théorique, est l’étude de la réaction de Belousov-Zhabotinsky. L’apport des réflexions de Rössler en la matière est primordial, notamment pour le développement des études plus expérimentales du groupe de John Hudson 589 . C’est le point de rencontre entre les idées abstraites sur la dynamique et un signal expérimental.

Tout l’intérêt de la classification des mécanismes de chaos se retrouve dans la possibilité de diagnostiquer le comportement des expériences chimiques et surtout d’orienter les recherches en fonction de ce diagnostic. C’est ainsi qu’il considère sa contribution aux travaux sur le chaos chimique, réalisés avec Klaus Wegmann 590 . Deux publications marquent les premiers pas dans cette voie, en 1978 591 .

Mais, il existe un point de blocage sérieux dans cette démarche, comme le souligne Rössler :

‘"Pour prouver que du chaos ‘endogène’ est possible dans la réaction de Zhabotinskii, au moins trois observables appropriées sont requises." 592

Or, dans les conditions de 1978, le dispositif n’autorise qu’un relevé de deux observables et les auteurs ne peuvent espérer mieux qu’une projection à deux dimensions d’un espace des phases de dimension supérieure. En d’autres termes, l’espace des phases du système réel reste inatteignable. Ainsi les comparaisons avec les prototypes abstraits restent limitées et approximatives mais elles donnent quelques indications tout de même. La grande quantité de situations simulées numériquement fournit un catalogue important dans cette démarche.

Le second problème est celui du bruit, qui rend les interprétations douteuses. S’agit-il de chaos endogène, "déterministe", ou de fluctuations conduisant à exciter un mécanisme sensible mais ne présentant pas les caractéristiques du chaos ? En définitive, malgré des moyens d’analyse et de contrôle de l’expérience encore rudimentaires, les résultats méritent d’être remarqués. Ils donnent à penser que des comportements compliqués, déjà observés dans la réaction de Belousov-Zhabotinsky, peuvent s’expliquer dans ce cadre et sortir de leur marginalité. La classification théorique est donc très intéressante, potentiellement, mais son utilisation se trouve limitée par les conditions d’acquisition d’un signal expérimental supposé chaotique.

Notes
586.

Rössler ajoute quelques simplifications, tirées de l’étude de 1972 pour procéder à l’exploitation mathématique du modèle. "Chemical turbulence : Chaos in a simple reaction-diffusion system", [RÖSSLER, O.E., 1976d].

587.

Voir les comptes-rendus de ce Workshop : [RÖSSLER, O.E., 1977e].

588.

"In this sense it would be synonymous to ‘spatio-temporal chaos’", [RÖSSLER, O.E., 1977e], p. 175.

589.

John Hudson (souvent appelé Jack Hudson) est chimiste à l’University of Virginia (département de Chemical Engineering). La rencontre avec John Hudson a lieu à New-York en 1977, lors de la conférence que Rössler co-organise. Les travaux publiés en 1978 (réalisés antérieurement) ont été faits en partie indépendamment de ceux du groupe de Hudson.

590.

Wegmann est un biologiste de l’université de Tübingen. "I essentially stood idly by confining (sic) that this is the right direction to move in changing parameters – just as I would on an electronic system.". Lettre de O.E. Rössler à l’auteur, 16 septembre 2003.

591.

Il s’agit de [RÖSSLER, O.E., WEGMANN, K., 1978] et [WEGMANN, K., RÖSSLER, O.E., 1978].

592.

"To prove that "endogenous" chaos is possible in the Zhabotinskii reaction, at least three appropriate observables are required", [WEGMANN, K., RÖSSLER, O.E., 1978], p. 1182.