Une perspective atypique

Le caractère atypique des propositions de Rössler ne se comprend que dans la perspective de sa trajectoire personnelle. Pour le dire brièvement, Rössler analyse la dynamique des systèmes en trois dimensions comme il analysait les réactions chimiques. Il s’agit avant tout de déterminer des mécanismes de production des comportements.

Sur le plan de l’étude des réactions chimiques, il met en place un principe de construction par bloc, avec un ensemble de circuits fondamentaux. Pour la dynamique des systèmes, il établit d’abord le principe de "réinjection" et celui du "mixeur", qui évoluent par la suite avec l’utilisation de modèles en papier et d’un principe de découpage / collage des bandes de papier. Ce sont, certes, des approximations mais elles aident à comprendre les machines à produire du chaos. Rössler les compare à des "petits ordinateurs analogiques" 602 .

On peut voir l’analyse chimique théorique comme une heuristique pour l’analyse dynamique ; Rössler reproduit une pratique de classification et de construction de mécanismes élémentaires à un niveau plus abstrait. Ceci s’explique, au fond, par le fait que son étude des réactions chimiques était déjà orientée vers l’analyse de leur dynamique, leur évolution dans le temps.

La parenté de ces analyses va en fait très loin. Car l’analyse dynamique générale non seulement s’inspire de l’analyse des réactions chimiques mais s’appuie fortement sur elle. En effet, les modèles abstraits sont transposés en circuits chimiques, puis, dans un second temps, en équations différentielles. La chimie donne les prototypes des comportements étudiés. Le recours à la simulation numérique permet de boucler le raisonnement et d’assurer la démarche. Rien ne serait possible sans cet intermédiaire, au moins dans les premiers temps, car la concrétisation numérique en dépend.

Mais, nous l’avons signalé, l’intermédiaire s’efface progressivement : la chimie disparaît des analyses théoriques, concentrées sur les modèles papiers, les applications de Poincaré et les simulations numériques d’équations différentielles. Rössler parvient à construire assez rapidement des prototypes simples pour les différents mécanismes de chaos qu’il diagnostique en dimension trois. Il définit en quelque sorte un ensemble de systèmes élémentaires pour le chaos tridimensionnel. Ce faisant, il autorise un élargissement des problématiques concernées par ces comportements dynamiques : à côté de la chimie, les problèmes de l’astrophysique à l’économie peuvent s’insérer dans le cadre théorique, sous réserve qu’il y soit question de dynamique.

Cet intérêt pour la dynamique, pour son mécanisme sous-jacent, va de paire avec un désintérêt pour les trajectoires prises isolément. C’est pourquoi l’étirement, associé au repliement et qui est constitutif du mécanisme élémentaire de production de chaos, passe au premier plan chez Rössler. Les conséquences en terme de trajectoires et de divergence de trajectoires voisines sont secondaires dans cette analyse. Rössler propose une vision plus globale de la dynamique. Les théories mathématiques des systèmes dynamiques en font autant, depuis Poincaré, ce qui n’a rien d’étonnant puisque Rössler s’adosse à ce corpus pour ses réflexions théoriques. L’affirmation de sa perspective est très claire dans ce passage :

‘"En dimension une, les trajectoires constituent l’essentiel. En deux dimensions, elles jouent le rôle d’indicateur, puissant, de tout ce qui se passe. En trois dimensions, elles perdent apparemment leur accroche. En dimension deux aussi bien qu’en dimensions supérieures, on peut dire que les flots sont constitués d’un courant de domaines entiers, avec des particules ‘suspendues’ (et ainsi des trajectoires) jouant uniquement le rôle de marqueurs. Néanmoins, dans ce rôle modeste, les particules jouent remarquablement bien en deux dimensions – parce qu’elles enserrent des domaines. Cette relation ‘duale’ entre les domaines et leurs filets se brise en trois dimensions." 603

Les mathématiques ne pénètrent pas l’analyse de Rössler uniquement par les systèmes dynamiques puisqu’il fait des constats et façonne des intuitions plus généralement géométriques et topologiques. On voit aussi que la troisième dimension a une place singulière pour Rössler : lieu du chaos et dimension pour laquelle il faut inaugurer une pratique nouvelle. Nous en avons donné les grandes lignes. Il convient maintenant d’en souligner les traits les plus remarquables.

Notes
602.

"small ‘analogue computers’", [RÖSSLER, O.E., 1977d].

603.

"In one dimension, trajectories are all there is. In two dimensions, they play the role of a powerful indicator of everything that goes on. In three dimensions, they apparently lose their grip. In two dimensions as well as higher dimensions, flows can be said to consist of a streaming of whole domains, with suspended ‘particles’ (and hence trajectories) only playing the role of markers. In this modest role, particles nonetheless do remarkably well in two dimensions – because they enclose domains. This ‘dual’ relationship between domains and threads breaks down in three dimensions.", [RÖSSLER, O.E., 1979b], p. 305.