Une pratique peu ordinaire

En effet, la perspective classificatrice de Rössler se conjugue avec une pratique assez originale pour les années 1970. Fondamentalement, il s’agit d’un couplage entre trois activités : une modélisation grâce à des éléments de mathématiques (les modèles en papier et leur topologie), une construction de schémas de réactions (en suivant un "principe de construction") et une forte composante de simulations numériques et de visualisation. Ce sont trois aspects d’un même travail, celui qui consiste à expliciter une dynamique. Ils sont plus ou moins schématiques, qualitatifs et quantitatifs et c’est leur conjonction qui est importante. Tout ceci repose sur deux caractéristiques essentielles du travail de Rössler : la visualisation des comportements et la démarche analogique.

La visualisation, en trois dimensions, joue un rôle capital. Elle autorise le lien entre modèles en papier et équations différentielles, simulées à l’ordinateur. L’objet de l’expérience étant le portrait de phase des équations (donnant la dynamique du système) la représentation graphique est le moyen de se figurer des comportements très peu parlants en terme d’équations mathématiques. C’est d’ailleurs pour cette raison que la question de l’hyperchaos est délicate : il n’y a pas de visualisation de la quatrième dimension et donc assez peu d’intuition à retirer de telles expériences. L’ordinateur, par les images qu’il peut générer, guide et assure la démarche. Par son intermédiaire, les propriétés des applications de Poincaré, ou des itérations construites pour simuler des applications de Poincaré, sont analysées. Les équations prototypes sont réduites à des cas simples par des essais sur l’ordinateur 604 . D’une manière générale, Rössler a obtenu ses équations à partir des ordinateurs numériques (de la série HP 9845). Néanmoins, l’importance de l’ordinateur analogique est à souligner.

D’après Rössler, le dispositif analogique présentait en effet l’avantage de pouvoir modifier la vitesse de déroulement de la dynamique sur l’écran stéréoscopique 605 . Ce qui signifie que l’on peut "manipuler" le système, l’observer à différentes vitesses et mieux en appréhender la dynamique 606 . Ainsi l’existence de deux types de chaos (type "vis" et type "spiral") dans la même équation a été détectée grâce à l’utilisation de l’ordinateur analogique 607 . La suite du traitement s’effectue tout de même sur ordinateur digital ; l’analogique est en quelque sorte un dispositif exploratoire préliminaire. En résumé, les calculs à l’ordinateur "confirment la pensée et aident à penser" 608  : les deux dimensions sont effectivement primordiales dans le travail de Rössler.

Quant au procédé de l’analogie, c’est un moyen de penser très utile et très efficace mis en œuvre par Rössler : analogies entre chimie et électronique, entre mécanismes chimiques et comportements dynamiques, analogies visuelles entre modèles papiers et représentations graphiques informatiques. Il n’est pas surprenant que l’ordinateur analogique, dont le principe même repose sur une analogie entre un circuit électrique et le phénomène étudié, ait eu un temps les faveurs de Rössler. En outre, la généralisation et l’extension des mécanismes dynamiques à d’autres domaines scientifiques que la chimie, passent par des analogies "inverses" de celles proposées par Rössler dans sa démarche d’analyse.

Enfin, on peut s’interroger sur la place de l’expérimentation physique, chimique, dans cette pratique. Il se trouve que Rössler a très peu pratiqué lui-même ce genre d’expériences au sujet du chaos. Il a servi de guide aux expérimentateurs, comme dans la réaction de Belousov-Zhabotinsky, mais n’a pas cherché à réaliser de dispositifs. On peut y voir du désintérêt ; on peut également le relier à son opinion sur la simulation par ordinateur. Comme il nous l’a dit :

‘"Une expérience sur l’ordinateur (pas seulement l’ordinateur analogique) est une expérience physique, de mon point de vue" 609 .’

C’est une affirmation qu’il faut rapprocher de cette idée :

‘"Des oscillations compliquées de type chaotique ont été trouvées non seulement dans des simulations à l’ordinateur, mais dans des vraies mesures (en utilisant en quelque sorte un ‘ordinateur chimique analogique’)." 610

On voit ici à quel point l’analogie est ancrée naturellement et profondément dans la pensée de Rössler et quelles conséquences cela peut avoir dans son travail. Car si une simulation correspond à un résultat empirique, c’est par l’analogie établie entre le procédé de simulation et le phénomène naturel. La différence entre une "vraie" expérience et un calcul se situe au niveau du bruit trouvé dans l’expérimentation, alors que la simulation est un résultat épuré.

Aussi ce rapport de la simulation à la réalité empirique explique assez bien que dans sa pratique la place réservée habituellement à l’expérience soit prise par le calcul. La dialectique de la théorie et de l’expérience est remplacée par un dialogue entre la théorie mathématique et les simulations numériques, ces dernières expériences donnant à la fois des résultats physiques (chimiques) et mathématiques.

Notes
604.

En évoquant son travail pour obtenir le célèbre système de Rössler, il explique que dans la réduction du système à une seule non linéarité, l’ordinateur lui a été indispensable. [RÖSSLER, O.E., 1979c], p. 107 : "These constraints could subsequently be relaxed, so that a single nonlinear right-hand side (in one of the 3 variables) was sufficient; in fact, no more than a single quadratic term is needed. To find the last-mentioned relaxation, a computer was necessary."

605.

Le dispositif permettait en fait de choisir une vitesse x1, x10, x100 ou x1000, et également d’arrêter le processus en plein cours, puis de le mettre en route à nouveau, comme s’il ne s’était rien passé. Lettre de O.E. Rössler à l’auteur, 16 septembre 2003.

606.

Rössler, reprennant une phrase qu’il attribue à Christopher Zeeman : "topological objects are ‘there to be stroked’ like pets" et ajoute : "Yes, this is facilitated by the 4 buttons on the analogue computer". Lettre de O.E. Rössler à l’auteur, 16 septembre 2003.

607.

A la surprise de Rössler, qui ne s’attendait pas à cette possibilité double de comportement chaotique. Le "son du chaos" fait aussi partie des éléments exploitables par l’ordinateur, dont Rössler semble tirer quelques intuitions. Lettre de O.E. Rössler à l’auteur, 16 septembre 2003. La publication relative à cette découverte est [RÖSSLER, O.E., 1976c].

608.

"They [computer calculations] confirm thinking and they help thinking". Lettre de O.E. Rössler à l’auteur, 16 septembre 2003.

609.

"An experiment on the computer (not just analogue computer) is a physical experiment in my view". Lettre de O.E. Rössler à l’auteur, 16 septembre 2003.

610.

"Not only in computer simulations but also in real measurements (using a ‘chemical analogue computer’, so to speak) have complicated oscillations of the chaotic type been found", [RÖSSLER, O.E., 1979c], p. 108.