a. Pourquoi du quantitatif ?

Les réflexions sur le chaos, comme celles menées par Ruelle, Li, Yorke ou Rössler, ont deux caractéristiques marquantes : elles sont essentiellement des abstractions très mathématisées et qualitatives. Mais, très tôt, ces propositions conduisent à certaines limites de l’analyse théorique. Les scientifiques butent en particulier sur la question de l’existence effective des attracteurs étranges ou de la sensibilité aux conditions initiales, dans les simulations numériques, comme dans les phénomènes "réels". Dans les conceptions de Ruelle, cela a son importance, puisque l’existence du chaos dans ces deux types d’expériences pose question.

Rössler suit une démarche différente et le chaos peut espérer être appréhendé dans l’expérience phénoménologique, grâce aux classifications qu’il propose. Les réflexions sur la réaction de Belousov-Zhabotinsky indiquent des tentatives en ce sens. Ruelle, pour remédier à l’absence de critères très directs pour détecter un chaos, a proposé d’analyser le spectre de fréquences du signal supposé chaotique. L’idée est reprise dès 1975, dans l’étude des processus comme la turbulence (faible) en Mécanique des fluides, réalisée par Harry Swinney et Jerry P. Gollub : la continuité du spectre de fréquences est un des premiers indices utilisé pour caractériser des phénomènes appelés turbulents 612 . Le choix de procéder à une analyse spectrale ne tient pas du hasard et n’est pas uniquement commandé par un appel des mathématiciens comme Ruelle. Cela fait partie de la panoplie la plus standard de l’analyse des signaux 613 . Il n’y a donc rien de vraiment novateur dans le principe du traitement des mesures. Les défis techniques sont ailleurs, dans les dispositifs de mesure, hérités des études des transitions de phases, transposés dans le cadre de la transition vers la turbulence hydrodynamique.

Cependant, les analyses de Rössler ne portent pas encore leurs fruits 614 , et l’analyse spectrale trouve ses limites dans le cas des signaux "compliqués" justement étudiés dans l’expérimentation réelle. Dans ce cas, les limites ne sont pas seulement pratiques, mais aussi théoriques. Ainsi,

‘"L’analyse en spectre de puissance, par exemple, caractérise un comportement apériodique par la présence d’un bruit de bande large dans le spectre de puissance, mais un tel bruit peut être produit par des systèmes ayant un petit ou un grand nombre de dimensions d’espace de phase. Ainsi un spectre de puissance ne permet pas de les distinguer." 615

C’est-à-dire que le spectre de fréquence ne révèle presque rien de ce qui ferait la spécificité d’un chaos. La problématique est donc de préciser ces indices de chaos, en vue des expériences numériques ou concrètes, car les moyens opérationnels pour détecter un chaos et le mesurer sont très limités à ce moment là. On peut ajouter qu’il y a certainement un facteur "psychologique" à cette tension vers le quantitatif. L’attachement au quantitatif et le renoncement à trop de qualitatif est bien ancré chez les physiciens, en rapport avec leur souci de "reproductibilité", de "fiabilité" des observations expérimentales. On peut comprendre des réticences à s’engager dans une voie plus topologique que métrique, dans le cas du chaos. Cependant, il est bien difficile d’évaluer le poids de ces préjugés dans la recherche d’indicateurs quantitatifs.

Sans alternative et selon les habitudes expérimentales, l’analyse spectrale se poursuit quelques temps 616 , mais le développement des capacités de détermination de la dimension d’un signal sera l’occasion d’une réévaluation de l’apport de ces techniques dans le cas du chaos. L’alternative est présentée dans le même article que la précédente citation :

‘"Si un attracteur chaotique existe pour de tels flots, alors la dimension fournirait une classification expérimentale des flots turbulents" 617

Ainsi, avant 1980, nous allons voir que deux éléments sont développés dans la perspective de quantifier certains aspects du chaos. Il ne s’agit pas de signes directs, mais d’indications signant la possibilité d’un certain chaos. Ce sont les notions de dimension d’attracteur étrange et celle d’exposant de Lyapounov. Nous allons voir d’où proviennent ces indicateurs et leur rapport avec les notions de chaos en voie d’élaboration. Ainsi il ressortira en quoi la perspective des attracteurs étranges et de la sensibilité aux conditions initiales bénéficie de ces recherches et se renforce.

Notes
612.

[GOLLUB, J.P., SWINNEY, H.L., 1975]. Il s’agit de la première expérience réalisée au sujet de la transition vers la turbulence en rapport avec le scénario imaginé par Ruelle et Takens. Swinney et Gollub ont utilisé le spectre de fréquence en tant que dispositif distinguant un comportement périodique (pic dans le spectre) d’une turbulence (spectre continu).

613.

Voir par exemple [GLEICK, J., 1991], p. 168-172, [AUBIN, D., DAHAN, A., 2002], p. 316-318.

614.

Les résultats, bien qu’encourageants, ne sont pas encore décisifs, ni suffisamment précis, pour la raison que la collecte du signal ne permet pas de tirer directement trois séries temporelles indépendantes, qui correspondraient à trois dimensions d’espace des phases. C’est une première approche du chaos en chimie qui reste très qualitative, comme nous l’avons montré p. 264.

615.

"Power spectral analysis, for example, characterizes aperiodic behavior by the presence of broadband noise in the power spectrum, but broadband noise can be produced by systems requiring either a small of large number of phase-space dimensions. Thus the power spectrum fails to make this distinction.", [FROEHLING, H., CRUTCHFIELD, J.P., FARMER, D., PACKARD, N.H., SHAW, R., 1981], p. 606 (article soumis le 20 août 1980).

616.

Outre les expériences de Gollub et Swinney, on peut renvoyer aux travaux numériques du physicien Paul Martin, cherchant à déterminer des spectres dans les simulations numériques de modèles de fluide, de manière à faire le pont entre modèle et expériences. Voir [McLAUGHLIN, J.B., MARTIN, P.C., 1974 / 1975]. Ces expériences sur la transition vers la turbulence sont analysées au chapitre 5, p. 317.

617.

"If a chaotic attractor exists for such flows, then the dimension would provide an experimental classification of turbulent flows.", ibid., p. 606.