b. Dimensions des attracteurs étranges

Vers 1980, un grand espoir est placé dans l’utilisation des notions de dimension afin de caractériser les flots dans l’espace des phases. C’est en effet par ce biais que la mesure quantitative de l’"étrangeté" des attracteurs associés au chaos, est inaugurée. Comme beaucoup d’éléments rassemblés pour étudier le chaos, ce sont une nouvelle fois des pièces rapportées, connues par ailleurs, dans plusieurs branches des mathématiques.

La notion "moderne" de dimension est due à Felix Hausdorff (1868-1942), en 1919 618 , qui a donné une généralisation de la dimension commune, euclidienne. Plusieurs définitions de dimension d’un objet mathématique ont été proposées depuis. La dimension la plus couramment utilisée est issue des prolongements des travaux d’Hausdorff, dans les années 1930, par le mathématicien Abram Besicovitch (1891-1970).

A partir du milieu des années 1970, l’ouvrage de Benoît Mandelbrot (né en 1924) Les objets fractals : forme, hasard et dimension 619 , va favoriser l’utilisation de cette notion de dimension au sujet des attracteurs étranges. L’ouvrage ne s’inscrit pas directement dans une réflexion au sujet du chaos et, d’ailleurs, ne prétend pas aborder le sujet. Il est le fait d’un mathématicien, travaillant alors au sein du laboratoire de mathématiques d’IBM, donnant sa vision sur des objets dits fractals et promulguant une vision plus générale, très géométrique, de la Nature. Ce terme fractal est inventé par Mandelbrot, notamment dans l’idée de figurer la dimension fractionnaire (non entière) de certains objets 620 . Le propos se veut peu technique, mais on trouve une annexe dans l’ouvrage, dressant un tableau des notions de dimension utiles, dont celle d’Haussdorff-Besicovitch, qu’il utilise sous l’appellation "dimension fractale".

Il convient d’évaluer à sa juste valeur l’impact de cet ouvrage. Sur le plan de la vulgarisation et de la diffusion des idées sur les fractales et la question de la dimension, il est indéniable que cet ouvrage a produit son effet 621 . Cependant, il ne faudrait pas oublier que les propriétés des dimensions sont connues et utilisées dans plusieurs domaines. En prenant quelques raccourcis, il s’agit surtout des questions de traitement du signal, sujet lui-même relié au problème de théorie de l’information. Car fondamentalement, c’est la quantité d’information contenue dans un signal qui intéresse les scientifiques et les dimensions donnent des indications dans ce sens 622 .

Mandelbrot intervient également plus directement dans le jeu des problématiques de la turbulence en 1975-76, d’abord au cours du séminaire sur la turbulence organisé à Orsay en juin 1975, puis à l’occasion du séminaire de Berkeley en 1976, sur le même thème 623 . Il tente alors de provoquer la convergence de deux approches du problème de la turbulence vers la notion de fractales : selon Mandelbrot, l’approche dynamique combinant le travail de Lorenz, Ruelle et Takens peut tendre à rencontrer son approche développée depuis les années 1960, à la condition que tous recourent à la notion de fractales. L’argumentation s’appuie sur plusieurs éléments précis : l’attracteur étrange se construit sur les ensembles de Cantor, prototypes des ensembles fractals ; le système de Lorenz possède un attracteur "pire qu’étrange", fractal, mais "sa dimension [lui] est inconnue" 624 .

L’argumentaire se conclut par un appel sans équivoque :

‘"Ainsi, le terme attracteur étrange utilisé dans Ruelle & Takens 1970 pourrait bien être une victime du franc succès de l’approche sous-jacente, un terme plus positivement descriptif devenant souhaitable. On peut suggérer attracteur fractal." 625

La tentative de raccordement et de soumission au cadre de sa théorie est manifeste. L’année suivante, 1977, à New York, Mandelbrot persiste dans sa lancée en rapprochant le système de Lorenz de ses considérations, avec un argument supplémentaire : la dimension de l’attracteur serait d’environ 2,06, faisant de l’attracteur un objet fractal 626 .

Malgré ces appels, et au regard de l’évolution générale sur la période 1976-80, les scientifiques gardent essentiellement leur ligne de recherche, sans faire totalement allégeance aux fractales. Autour de 1980, le travail de Mandelbrot fait plutôt figure de "piqûre de rappel" des considérations de dimensions (fractales et autres) effectuée au cœur de la problématique de la turbulence et du chaos. D’ailleurs, la plupart des textes traitant de la dimension des attracteurs étranges, pour être bref, s’appuient sur l’opuscule de Mandelbrot, ne serait-ce que pour les définitions les plus simples 627 . La dimension fractale devient donc une des références dans la mesure du chaos, par l’intermédiaire de l’étude des attracteurs étranges ; ainsi l’article de synthèse d’Edward Ott de 1981 ("Strange attractors and chaotic motion in dynamical systems" 628 ) insiste-t-il particulièrement sur cet aspect.

Notes
618.

Voir [HAUSDORFF, F., 1919] (en Allemand).

619.

Cet ouvrage est une transcription, améliorée, de conférences données en 1973-4 au Collège de France et à l’Université de Cambridge : [MANDELBROT, B., 1975]. Sa traduction en anglais [MANDELBROT, B., 1977] a assuré une large audience internationale au livre et à ses théories.

620.

Plus précisément un objet est dit fractal, selon Mandelbrot, lorsque sa dimension fractale est plus grande que sa dimension topologique (qui correspond à la dimension "intuitive"). Mandelbrot s’explique sur ce choix dans l’entretien : [MANDELBROT, B., 1986], p. 424.

621.

Il suffit de lire tout article de la période 1978-1982 présentant la question de dimension des attracteurs étranges, pour saisir l’importance de l’ouvrage de Mandelbrot (Cf. note ). Charles Tresser et Pierre Coullet affirment aussi que le texte de Mandelbrot a été une clé de leurs développements théoriques vers 1977-78 (voir chapitre 5, p. 329).

622.

A la fin des années 1970, le rôle de la théorie de l’information dans le développement conceptuel du chaos est le mieux exprimé dans les travaux de Shaw et elle s’inscrit dans un développement conceptuel très large (voir la suite de ce chapitre et l’analyse des idées de Shaw, p. 294).

Quant à l’analyse des signaux, l’utilisation des notions de dimensions y est déjà avancée. En 1962, Roger Shepard, travaillant en psychologie mathématique au Bell Labs, y avait eu recours afin de déterminer le nombre de paramètre pertinents dans les expériences de psychologie ([SHEPARD, R.N., 1962a et b]).

Sans prétendre à l’exhaustivité on peut mentionner divers domaines où la dimension joue un rôle important. La méthode de K. Fukunaga et D. Olsen permet de déterminer la dimension intrinsèque (ou topologique) d’une série de données, selon une méthode statistique ; c’est un premier pas important pour l’analyse de données, publiée en 1971 ([FUKUNAGA, K., OLSEN, D.R., 1971]). Keinosuke Fukunaga prolonge d’ailleurs ce genre d’analyse au sujet de la reconnaissance des formes ([FUKUNAGA, K., 1972]).

Les travaux de Gerard V. Trunk (né en 1942) s’inscrivent dans cette perspective d’estimation statistique de dimensions de signaux ([TRUNK, G.V., 1968] et [TRUNK, G.V., 1972]). Les problèmes généraux en amont sont ceux de la détection de formes, de cibles, et l’analyse de signaux RADAR : Trunk travaille pour le Naval Research Laboratory, section RADAR (laboratoire de la Marine américaine), au sein de l’Université John Hopkins (pour plus d’informations, voir sur le site www.iriacenter.com dans la liste des "Fellow of the Military Sensing Symposia"). Dans la même veine, pour l’US Air Force, on peut consulter les travaux de L.J. White et A.A. Ksienski en 1974 (détection d’avions par RADAR : [WHITE, L.J., KSIENSKI, A.A., 1974]).

623.

Voir les publications : [TEMAM, R., 1976], p. 121-145 et "Fractals and turbulence : attractors and dispersion" dans [BERNARD, P., RATIU, T.S., 1977], p. 83-93. Cette conférence a déjà été signalée : elle est la première où le rapport entre les attracteurs étranges et le système de Lorenz, suggéré par Ruelle, est repris et analysé par Williams (et Lanford), cf. p. 202.

624.

"…there is no doubt (though the fact remains to be proved) that the corresponding "worse than strange" attractor is fractal ; but its dimension is not known to me.", [BERNARD, P., RATIU, T., 1976], p. 84.

625.

"Thus, the term strange attractor used in Ruelle & Takens 1970 may well be a victim of the very success of the underlying approach, a more positively descriptive term becoming desirable. One may suggest fractal attractor." [BERNARD, P., RATIU, T., 1976], p. 84-85 (souligné dans le texte).

626.

[GÜREL, O., RÖSSLER, O.E., 1979], p. 462-463. Mandelbrot ne précise pas les paramètres pour le système de Lorenz, mais ce sont vraisemblablement les valeurs : r=40, σ=16, b=4.

627.

S’agissant, ici, le plus souvent de travaux non français, c’est la version anglaise du livre de Mandelbrot qui est utilisée, par exemple dans les articles : [RUSSEL, D.A., HANSON, J.D., OTT, E., 1980], [FARMER, J.D., OTT, E., YORKE, J.A., 1983], [FROEHLING, H., CRUTCHFIELD, J.P., FARMER, J.D., PACKARD, N.H., SHAW, R., 1981] et [GRASSBERGER, P., PROCACCIA, I., 1983a].

628.

[OTT, E., 1981]. Ott est alors physicien à l’"Université du Maryland", où travaille J. Yorke (il y est arrivé en 1979).