c. Exposants de Lyapounov

Le second indicateur utilisé dans la caractérisation du chaos sont les exposants de Lyapounov. Ils sont issus plus directement des mathématiques des systèmes dynamiques et, tout comme la notion de dimension, ils ne datent pas des années 1970. Ce sont des nombres codifiés par Lyapounov, à la fin du XIXème siècle, et repris, adaptés ensuite dans le cadre des études de stabilité des systèmes dynamiques. Les scientifiques soviétiques ont prolongé ces considérations, notamment dans les années 1960 avec l’ouvrage The theory of Lyapounov exponents and its application to the problem of stability 629 .

Un article, en particulier, amène le sujet à l’attention des scientifiques au milieu des années 1970 : celui de Giancarlo York, Luigi Galgani et Jean-Marie Strelcyn de 1976. Il est intitulé : "Kolmogorov entropy and numerical experiments". Ruelle le mentionne dans son article misant sur la sensibilité aux conditions initiales en 1977. Il n’est pas directement lié aux balbutiements du chaos, au sens où il n’a pas été orienté par les considérations postérieures à 1975 comme celles de Li et Yorke ou d’autres. Par contre, les auteurs se donnent pour cadre l’étude de la "stochasticité", c’est-à-dire de l’apparition de phénomènes irréguliers, aléatoires, dans certains systèmes dynamiques déterministes, surtout les systèmes Hamiltoniens. On soulignera la remarque suivante, placée en tête de l’article, au sujet de la mesure de la stochasticité dans ces systèmes :

‘"Un des outils empiriques les plus puissants a toujours été l’étude de la divergence des trajectoires voisines dans l’espace des phases." 630

Confirmant ce qui a été perçu à travers les textes de Chirikov (de 1979) et de Helleman (1980), la stochasticité est un problème bien connu et une question tout aussi "ancienne" que peut l’être celle de son estimation par l’étude de la divergence des trajectoires voisines.

L’enjeu de l’article est le suivant 631  : dans de nombreux systèmes Hamiltoniens, déjà étudiés numériquement, il apparaît schématiquement un mélange de deux grandes classes de comportements, de l’ordre et du stochastique ; il s’agit de trouver des moyens de caractériser ordre et désordre, c’est-à-dire de définir un paramètre d’ordre.

Précédant de trois années celui de Chirikov, ce texte s’inscrit dans une perspective très similaire. Les auteurs proposent pour cela une quantité "entropylike", k (dépendant de plusieurs paramètres, dont la position x de l’espace des phases où elle est évaluée). k est destiné à distinguer les régions de l’espace des phases ordonnées (ou stables) des régions stochastiques : très schématiquement, k=0 pour les régions ordonnées, et, dans le cas stochastique, k est positif et indépendant du point x de la région stochastique.

La proposition principale des auteurs est de rattacher ce paramètre k aux exposants de Lyapounov du système. Ils montrent ainsi que k est directement relié au plus grand exposant de Lyapounov ; c’est cette quantité qui est déterminée selon un processus d’approximation décrit dans l’article et qu’il est assez facile de mettre en œuvre sur un ordinateur.

Tout l’intérêt de se connecter aux exposants de Lyapounov tient au fait que, mathématiquement, il existe beaucoup de résultats assurés. Le fond mathématique utilisé est d’origine soviétique et les deux résultats fondamentaux exploités dans l’article sont d’Oseledec, pour ses considérations de 1968 ("A multiplicative ergodic theorem. Ljapounov characteristic numbers for dynamical systems") et le travail du mathématicien Yakov Pesin, publié en 1976 et transmis aux auteurs par l’intermédiaire du mathématicien Anatole Katok 632 . Ces travaux concernent la théorie ergodique des systèmes dynamiques.

Le travail d’Oseledec assure l’existence mathématique des exposants de Lyapounov (sous certaines hypothèses), le théorème de Pesin permet de relier ces exposants avec l’entropie métrique (ou entropie de Kolmogorov, ou entropie-KS selon la terminologie adoptée par Chirikov). Ainsi, il est possible de bâtir des conjectures reliant k, l’entropie de Kolmogorov, les exposants de Lyapounov, sur une base assez solide.

De manière heuristique, l’exposant de Lyapounov et k servent de paramètre d’ordre, à la manière d’une entropie thermodynamique (sans en avoir la signification). Les supputations font enfin l’objet de tests numériques ; c’est le système de Hénon-Heiles, système Hamiltonien à deux degrés de liberté, issu de considérations de Mécanique céleste et construit vers 1962-64, qui sert de support aux simulations numériques.

Cet article s’inscrit dans une double perspective : la théorie ergodique, mathématique, des systèmes dynamiques d’une part, les expériences numériques sur ces systèmes d’autre part. Les concepts, outils et démonstrations issus des mathématiques des systèmes dynamiques sous-tendent le travail. La nouveauté apparaît dans la reprise des calculs de Hénon-Heiles avec ces outils, ainsi que dans la poursuite des travaux, également numériques, de Boris Chirikov et ses collaborateurs, lesquels ont en fait participé à la définition de la quantité k. On aura compris la grande proximité des problématiques de York et al. et de Chirikov 633 .

Avec ce qui a été exposé auparavant, on comprend comment ce travail s’inscrit dans les développements "normaux" des années 1970. L’article, reçu le 8 juin 1976, ne s’associe pas explicitement aux questions de chaos, même si sa teneur en fait, rétrospectivement, un élément facilement associable à cette problématique. Les auteurs se présentent eux-mêmes dans la continuité de la question de la stochasticité dans les systèmes dynamiques, et semblent tout ignorer de l’existence des idées de chaos. Le processus d’intégration au chaos se fait ultérieurement, en passant par Chirikov et Helleman (et d’autres, car l’agrégation au chaos ne saurait être imputée exclusivement à ces deux physiciens).

Plusieurs travaux suivront sur les exposants de Lyapounov (le problème étant le calcul de tous les exposants et pas seulement du plus grand), sur la stochasticité, l’entropie de Kolmogorov et d’autres confrères s’associent à ce cheminement 634 . Parmi leurs collaborateurs, il convient de distinguer Claude Froeschlé (1939- ) et Jean-Paul Scheidecker (1943- ), travaillant alors à l’Observatoire de Nice 635 . S’ils publient en commun avec Giancarlo York en 1978, c’est parce qu’ils ont déjà une bonne expérience du sujet. En effet, depuis 1971, ces deux astronomes travaillent à l’étude de systèmes dynamiques, conservatifs (les seuls pratiquement qui intéressent les astronomes), d’un point de vue numérique. On ne doit pas s’étonner de trouver cette perspective à Nice : Michel Hénon, l’auteur du modèle utilisé par le groupe de York est arrivé à Nice en 1968. En fait, Froeschlé s’est intéressé depuis 1968 aux systèmes dynamiques à petit nombre de degré de liberté, avec l’idée d’élaborer des méthodes de visualisation et d’investigation numérique de ces systèmes 636 . Avec Scheidecker, les méthodes mises au point ont été exploitées pour étudier la stochasticité dans les systèmes dynamiques, selon les moyens imaginés par Froeschlé 637 . On en trouve la concrétisation sous la forme de la thèse d’Etat de Scheidecker de 1976, réalisée sous la direction de Froeschlé. Les indicateurs élaborés se révèlent être des mesures pertinentes de la stochasticité. Dans le travail de "rencontre" avec York et Galgani, ils prennent le nom d’exposants de Lyapounov et deviennent un moyen courant pour les déterminer 638 .

Ainsi en 1978-79, il existe des algorithmes permettant de déterminer numériquement la valeur des exposants de Lyapounov ; ils sont utilisés dans le cadre des systèmes dynamiques Hamiltoniens et sont issus de considérations de la théorie ergodique des systèmes dynamiques.

D. Ruelle travaille justement dans cette perspective, il n’est donc pas étonnant qu’il connaisse ce travail de York, Galgani et Strelcyn de 1976 et qu’il le cite dans son intervention aux sujet de la sensibilité aux conditions initiales et de la turbulence à New York en 1977. On comprend alors son affirmation selon laquelle le plus grand exposant de Lyapounov, "caractérise la dépendance sensible aux conditions initiales" 639 , et vérifie une inégalité intégrant l’entropie de Kolmogorov-Sinaï 640 .

Ces éléments, loin d’être dissociés, forment un tout : le poids donné à la sensibilité aux conditions initiales est associé aux réflexions croissantes sur les exposants de Lyapounov. Le rapprochement entre les exposants de Lyapounov et les problématiques du chaos est accentué par les travaux de Ruelle. D’autres suivent, comme Sidnie D. Feit en 1978 : "Characteristic exponants and Strange attractors" 641 . Sous l’impulsion de Ruelle, Feit a réalisé une étude essentiellement numérique des exposants de Lyapounov dans le cas de l’attracteur de Hénon. D’emblée, sensibilité aux conditions initiales et exposants de Lyapounov sont associés selon les préconisations de Ruelle en 1977. Ensuite Feit détermine les exposants du système lorsque les paramètres varient, afin d’établir des relations entre le caractère positif d’un exposant dans le régime asymptotique et la présence d’un attracteur étrange, ou encore entre une fenêtre de valeurs négatives pour l’exposant et l’existence d’orbites périodiques. Non seulement, sensibilité aux conditions initiales et exposants sont plus fortement associés, mais de plus les exposants sont utilisés afin de caractériser les régimes dynamiques 642 . Une tentative de lier sensibilité aux conditions initiales, exposants et attracteurs est en train de s’opérer.

En parallèle, dans les années 1976-79, un groupe de physiciens japonais constitué de Ippei Shimada et Tomomasa Nagashima notamment, travaille au problème de la caractérisation du chaos "dissipatif" par les exposants de Lyapounov. Les méthodes numériques sont assez proches de celles du groupe de York 643 mais ils s’intéressent explicitement et avant tout aux mouvements dits chaotiques. Leur optique est de mesurer l’instabilité de la dynamique et de montrer que les exposants peuvent également servir à préciser l’évolution, par bifurcation, de systèmes tels que celui de Lorenz.

A la fin des années 1970, les exposants de Lyapounov accèdent donc au rang d’indicateur de la sensibilité aux conditions initiales 644 et prétendent même devenir des caractéristiques élaborées des comportements dynamiques.

Notes
629.

[BYLOV, B.F., VINOGRAD, R.E., GROBMAN, D.M., NEMYTSKII, V.V., 1966] (en russe). Plusieurs noms devraient y être rattachés : V.M. Millionshchikov, Lipschitz, Malkin. V. Oseledec a utilisé les exposants de Lyapounov dans le cadre de la théorie ergodique [OSELEDEC, V.I., 1968] dont une alternative a été proposée dans [MILLIONSHCHIKOV, V.M., 1968]. (Cf. plus loin, p. 291).

630.

"One of the most powerful empirical tools has always been the study of the divergence of nearby trajectories in phase space.", [BENETTIN, G., GALGANI, L., STRELCYN, J.-M., 1976], p. 2338.

631.

Le texte est beaucoup plus mathématique et plus rigoureux que celui de Chirikov ; notre présentation prendra quelques raccourcis techniques, sans quoi elle serait extrêmement fastidieuse (on peut tout de même préciser que les raisonnements se font sur un arrière-plan de théorie de la mesure, comme toute la théorie ergodique mathématique d’ailleurs. Ainsi, le résultat d’existence des exposants de Lyapounov est vrai hors d’un ensemble de mesure nulle).

632.

Mentionné en remerciement dans l’article. Les références précises sont : [OSELDEC, V.I., 1968] et [PESIN, Ya.B., 1976]. Pesin travaille alors avec le mathématicien Dmitri Anosov, spécialiste reconnu des systèmes dynamiques.

633.

Bien évidemment, il ne s’agit pas ici du texte de 1979. Nous ne voulons pas insister davantage pour ne pas brouiller les pistes et risquer l’anachronisme. Néanmoins, sur le sujet précis des exposants de Lyapounov, les deux groupes vont dans le même sens.

634.

Outre les travaux qui suivent, on peut citer : [BENETTIN, G., STRELCYN, J.M., 1978], [BENETTIN, G., CASARTELLI, M., GALGANI, G., GIORGILLI, A., STRELCYN, J.M., 1978, 1979] et plus particulièrement sur le problème du calcul des exposants de Lyapounov : [BENETTIN, G., GALGANI, G., GIORGILLI, A., 1978].

635.

Signalons déjà, qu’avant de s’engager dans l’astronomie, Froeschlé est issu d’un parcours très mathématique (Licence, Agrégation) et Scheidecker est formé aux mathématiques (DEA d’Analyse Numérique, thèse de 3ème cycle en mathématiques).

636.

Les sept premiers articles publiés par Froeschlé sont consacrés à ces méthodes : [FROESCHLE, C., 1968-73]. Il a notamment présenté un système de vision stéréoscopique pour visualiser les systèmes à 3 degrés de liberté : [FROESCHLE, C., 1970]. Sa thèse d’Etat, soutenue en 1971, porte sur le thème : "Contribution à l’étude des systèmes dynamiques à 2 et 3 degrés de liberté" [FROESCHLE, C., 1971].

637.

Le principe utilisé repose sur le calcul des valeurs propres de l’application tangente au flot. L’évolution des valeurs propres avec l’itération est un indicateur de l’apparition de stochasticité, des zones où il existe une intégrale isolante ainsi que celles appelées "ergodiques" : [FROESCHLE, C., SCHEIDECKER, J.P., 1973, a-d]. Voir aussi [FROESCHLE, C., SCHEIDECKER, J.P., 1975].

638.

Chirikov souligne les avantages des méthodes numériques développées par Froeschlé, pour déterminer l’entrpopie-KS des applications comme l’itération "standard".

639.

[RUELLE, D., 1979], p. 413: "Finally, let us remark, (after Benettin et al.) that the largest characteristic exponent χ = λx (s(x)) , which characterizes the sensitive dependence on initial condition, satisfies…".

640.

Ruelle signale qu’il est lui aussi au courant des travaux de Pesin, par l’intermédiaire d’Anatole Katok (signalé dans [RUELLE, D., 1979], p. 413).

641.

[FEIT, S.D., 1978].

642.

Tout ceci repose sur des conjectures, testées ensuite à l’ordinateur.

643.

La méthode de Benettin et al. est explicitée dans le cas conservatif ; elle peut se transporter au dissipatif à condition d’adapter l’algorithme, selon la procédure des japonais (par une orthogonalisation de la base servant au calcul des exposants de Lyapounov, à chaque itération) : [SHIMADA, I., NAGASHIMA, T., 1978], p. 1614-1615. En 1977, ils s’étaient intéressés au cas du système de Lorenz, pour lequel ils ont repris la méthode de Benettin et al. [NAGASHIMA, T., SHIMADA, I, 1977].

644.

Ceci est clair dans toutes les études numériques analysées, auxquelles on pourrait ajouter de nombreux articles de la période postérieure à 1980 : par exemple [HUBERMAN, B.A., RUDNICK, J., 1981], [PACKARD, N.H., CRUTCHFIELD, J.P., FARMER, J.D., SHAW, R.S., 1980], [CRUTCHFIELD, J.P., FARMER, D., PACKARD, N., SHAW, T., JONES, G., DONNELLY, R.J., 1980]. Shaw travaille également cet aspect [SHAW, R.S., 1981].