d. Des rapprochements entre dimension et exposants de Lyapounov

Les développements importants sur les questions de dimensions et d’exposants prennent une tournure nouvelle dans les années 1980. Les recherches se poursuivent déjà plus ou moins selon une problématique commune, celle de caractériser un comportement chaotique. Mais en 1979, deux conjectures relient déjà la dimension fractale de l’attracteur étrange aux exposants de Lyapounov. L’une est due à James Kaplan et James Yorke 645 , l’autre au japonais Hazime Mori 646 . Selon une procédure désormais bien rôdée, ces conjectures sont testées numériquement, à partir des attracteurs connus, à la fois pour des itérations du plan et des équations différentielles 647 . De tels indices permettent d’écarter l’idée de Mori et de conserver celle de Kaplan et Yorke. Il n’y a donc pas de démonstration mathématique rigoureuse de la conjecture, mais, petit à petit, ces éléments vont donner lieu à la définition d’une nouvelle dimension, baptisée "K-Y dimension" (pour Kaplan-Yorke) ou "dimension de Lyapounov" 648 .

Derrière ces intentions et concrétisations se dessinent plusieurs tendances. Tout d’abord, la place toujours plus importante de l’ordinateur et des calculs numériques est flagrante. Sans eux l’exercice de calcul d’exposants de Lyapounov et de dimensions est impossible et l’utilisation de ces indices resterait du domaine de l’abstraction et de l’académisme. C’est un signe que l’analyse, pour dépasser les discours abstraits, théoriques et qualitatifs, se prolonge par la voie numérique.

Deuxièmement, les exposants de Lyapounov et les dimensions occupent une place toujours croissante, parce qu’ils sont des indicateurs quantitatifs, bien maîtrisés d’un point de vue numérique. L’essai de synthèse de Doyne Farmer, Edward Ott et James Yorke, "The dimension of chaotic attractor" 649 ne peut que le confirmer. Il est inutile de multiplier les exemples, mais on peut d’ores et déjà annoncer que lorsque viendra le temps de l’exploration empirique en physique, chimie, etc., l’élan de ce mouvement n’en sera que redoublé du fait de cette dimension quantitative extrêmement décisive.

Pour comprendre pourquoi ces deux indices prédominent (et prédomineront), il faut prendre en compte la trame conceptuelle sous-jacente. Nous l’avons montré, les exposants de Lyapounov sont associés à la sensibilité aux conditions initiales quasiment automatiquement ; plus largement ils sont associés à un réseau problématique où la stochasticité (avec l’article de Benettin et al.), la théorie ergodique, la sensibilité aux conditions initiales (avec Ruelle) et les notions d’entropie sont des noeuds essentiels. Quant aux dimensions, il suffit de rappeler qu’elles interviennent pour seconder les attracteurs étranges. C’est dans un contexte où les attracteurs étranges et la sensibilité aux conditions initiales s’imposent que les indicateurs percent et prennent une place importante.

Les rapprochements entre indicateurs et les vertus qui leur sont accordées pour la dynamique provoquent une concentration sur ces indicateurs et sur les éléments conceptuels sous-jacents. Plus l’analyse du chaos se focalise sur les dimensions et exposants, plus les attracteurs étranges et la sensibilité aux conditions initiales sont considérés comme l’essence du chaos. En dernier ressort nous touchons à un processus social plus que conceptuel, mais il est clair qu’on ne peut pas écarter la large acceptation des attracteurs étranges et de la sensibilité aux conditions initiales, du développement singulier de ces indicateurs, et réciproquement.

Pour en revenir au plan conceptuel, il est important de bien contextualiser la problématique encadrant les développements des exposants de Lyapounov, en précisant notamment le rôle de Ruelle et les rapports à la théorie ergodique des systèmes dynamiques.

Notes
645.
La conjecture peut se formuler ainsi :
d est la dimension fractale (ou de Hausdorff-Besicovitch) de l’attracteur, λ 1 > λ 2 > λ 3 …> λ N et j le plus grand entier tel que λ 1 2 +…+λ j > 0. Voir [KAPLAN, J.L., YORKE, J.A., 1979a].
646.

[MORI, H., 1980]. Sa conjecture repose sur un raisonnement mathématique à base d’arguments heuristiques (dont Mori s’attache à préciser les limites). La dimension fractale D d’un attracteur étrange est donnée par la formule

m 0 et m + sont le nombre d’exposants de Lyapounovλ respectivement nuls et positifs ; λ + et λ - , les moyennes des exposants λ positifs, respectivement négatifs.On peut noter qu’elle fonctionne pour le "traditionnel" modèle de Lorenz.
647.

[RUSSELL, D.A., HANSON, J.D., OTT, E., 1980] teste les conjectures sur l’application de Hénon notamment. On peut également signaler le travail de Farmer (et en partie Packard) : [FARMER, J.D., 1982]. La conjecture de Mori est déjà mise en doute en 1980.

648.

Le nom n’est pas attribué immédiatement. C’est un lent processus d’acceptation de ce résultat, d’abord numérique, qui conduit à définir une notion supplémentaire de dimension. L’article décisif est la synthèse "The Lyapounov dimension of strange attractors" ([FREDERICKSON, P., KAPLAN, J., YORKE, E.D., YORKE, J.D., 1983]), associant notamment Kaplan et Yorke.

649.

[FARMER, J.D., OTT, E., YORKE, J.A., 1983].