d. Une physique de la dynamique. Réévaluation du chaos et phénoménologie des attracteurs étranges

Shaw propose une véritable physique de la dynamique dans l’espace des phases, appuyée par une notion d’information, prise elle aussi au sens physique : il traite de la dynamique comme un physicien étudie la matière. Nous allons mettre en exergue cet aspect de la démarche de Shaw, à travers les exemples qu’il donne, ses critiques, et nous voulons surtout en montrer toutes les conséquences épistémologiques. Les notions de chaos et d’attracteur étrange sont à réévaluer dans ce cadre.

Tout d’abord, en considérant que Shaw raisonne en physicien, ses tentatives expérimentales prennent tout leur sens. La dynamique est l’objet des expériences, l’ordinateur analogique n’est pas seulement un dispositif de calcul, mais un dispositif expérimental. D’ailleurs, sa préoccupation pour les aspects pratiques numériques / empiriques est assez proche de ce qu’on pourrait appeler la "chimie" de la dynamique de Rössler à la même époque.

Deuxièmement, le chaos et les attracteurs étranges sont définis différemment selon que l’analyse est expérimentale ou théorique. Il existe des notions opératoires lorsqu’il s’agit de se confronter aux simulations numériques ou analogiques : un attracteur étrange est signalé par la non-existence de périodicité. Ceci est une caractérisation très approximative du chaos. Le paramètre λ t permet de préciser cette distinction, sans pour autant fournir une preuve plus "définitive" 678 .

Troisièmement, l’interprétation de la dynamique sur la base de la notion d’information jette un regard théorique nouveau sur le chaos et les attracteurs étranges, avec des répercussions épistémologiques très remarquables. Dans ce cadre interprétatif de la turbulence, en effet, la sensibilité aux conditions initiales n’a aucune pertinence, à l’inverse des conceptions de Ruelle par exemple.

C’est la prédictibilité qui fait sens dans l’esprit de Shaw. On pourrait arguer que la sensibilité aux conditions initiales est connectée aux problèmes de prédictibilité et de hasard. Mais, pour Shaw il n’y a pas besoin de cet intermédiaire : la prédictibilité est directement rattachée à un problème de flux d’information et de quantité d’information disponible.

Schématiquement, selon Shaw, un système a un comportement dit prédictible lorsque la création d’information est faible au cours du temps. D’après la formule liant dH/dt et Ω(t), la distinction entre prédictibilité et imprédictibilité repose sur le caractère polynomial ou exponentiel de Ω(t) en fonction du temps t. Si Ω(t) est exponentiel, la création d’information est toujours positive et le système agit constamment comme une source d’information. Les exposants de Lyapounov renvoient à ce flux d’information plutôt qu’à une sensibilité aux conditions initiales. 

Dans ce cadre, la sensibilité aux conditions initiales est donc écartée, tandis que d’autres éléments sont réinterprétés et validés. Le mécanisme de type étirement-repliement est, par exemple, considéré comme le principal moteur de la perte de prédictibilité, dans les flots de dimension supérieure à trois :

‘"L’effet de ces flots est de systématiquement créer de l’information qui n’était pas implicite dans les conditions initiales du flot. Etant donné une quelconque erreur finie dans les observations de l’état initial d’une orbite, et le principe d’incertitude assure de l’existence d’une telle erreur, la position d’une orbite sera en conséquence déconnectée de sa condition initiale en temps fini, ainsi toute prédiction de sa position après ce temps est impossible en principe." 679

Shaw est plus précis dans le cas de l’attracteur de Lorenz, pour lequel le paramètre λ t est calculé. Ce paramètre sert à préciser l’horizon de prédictibilité, c’est-à-dire le moment où l’information de départ est définitivement diluée. Il répond en quelque sorte à une proposition de Lorenz lui-même, relevée dans son article de 1963, sur la "longueur" effective attendue dans l’impossibilité des prédictions "à long terme" 680 .

Shaw prescrit un moteur pour le chaos et un quantificateur λ t de ce chaos. En outre, il contribue à préciser les relations entre déterminisme et prédictibilité. Shaw assure une distinction épistémologique plus nette grâce au concept d’information, alors que les débats contemporains restent assez flous et reviennent toujours à l’idée d’un mécanisme générant de l’aléatoire, sans préciser ce que signifie "aléatoire", si cela renvoie à une "non prédictibilité" ou à autre chose.

Son intérêt cultivé pour une approche physique de la dynamique le porte à d’autres critiques très radicales qui lui permettent surtout de déboucher sur les bases d’une classification des attracteurs étranges :

‘"La description des systèmes dynamiques en terme d’orbites de l’espace des phases a fait ses preuves comme abstraction de grande puissance. Un problème avec cette approche tout de même est que tous les théorèmes et constructions mathématiques relatives aux variétés de Hausdorff ont été appliquées à la théorie des systèmes dynamiques même s’ils ne sont pas pleinement appropriés. Les apparitions, récurrentes dans la littérature, d’objets assurément non physiques comme les ensembles de Cantor, et des distinctions aussi peu physiques que les applications analytiques ou non, les infinités d’orbites dénombrables ou non, à propos de soi-disant modèles de phénomènes physiques, en sont des preuves." 681

D’une part, les ensembles de Cantor, qui ont fait une partie du succès du chaos et de sa théorisation depuis 1975 sont rejetés franchement par Shaw comme "non physiques". De la même manière, il faut réévaluer la question des attracteurs étranges sur la base d’arguments physiques.

En conséquence, parce qu’elle persiste dans le temps c’est l’enveloppe de l’attracteur étrange qui fait sens pour lui, bien que l’étude de la topologie des solutions des équations différentielles ait montré la grande complexité de ces solutions. En outre, le travail à l’ordinateur analogique donne une valeur empirique à cette enveloppe puisque, dans les simulations, c’est l’objet qui est effectivement visualisé. Ainsi, ce sont les "variétés branchées" de Williams et le travail de Rössler qui fournissent les objets pertinents :

‘"Dans la mesure où une "solution" physique correspondant à un attracteur étrange est un objet transitoire, existant seulement quand un mécanisme physique est opérant, et gouverné, comme nous l’avons vu, par le mouvement chaotique du bain thermique, une classification reposera profitablement sur les variétés branchées sur lesquelles les solutions évoluent." 682

D’autre part, en reprenant la critique de Shaw, il y a lieu de remettre en cause l’idée de réversibilité qui est incluse dans les présupposés théoriques, aux côtés du déterminisme. Dans l’abstraction mathématique en terme de variété de Hausdorff, il est supposé exister une règle déterminant le mouvement en chaque point, qui est une simple conséquence de l’existence d’équations différentielles gouvernant le flot : c’est le caractère déterministe de ces systèmes dynamiques. Toutes les trajectoires sont supposées distinctes et censées le rester sous l’action du flot : c’est l’idée de réversibilité, qui provient du théorème d’existence et d’unicité des solutions aux équations différentielles.

Shaw affirme qu’il faut séparer les deux, et écarter la réversibilité sur la base du second principe, interprété en termes d’information : la réversibilité n’est pas possible dès lors qu’il y a perte d’information (comprise comme une croissance d’entropie).

Sur la base de ces deux critiques, tirées d’une intuition physique de la dynamique, Shaw propose un début de classification des comportements possibles à partir des représentations qualitatives, en variétés branchées. Il pose le problème dans ces termes, où s’expriment les contraintes du déterminisme et l’absence de réversibilité :

‘"Quels sont les types topologiques de variétés branchées possibles, avec la restriction que les trajectoires peuvent se joindre mais pas se diviser ?" 683

Le cheminement aboutit a une classification, certes incomplète, mais proposant trois catégories de formes possibles :

1) pas de point fixe, pas de bord (du type d’un tore)

2) pas de point fixe, bords inclus (du type de l’attracteur de Rössler)

3) des points fixes, bords inclus (comme par exemple l’attracteur de Lorenz)

Notons que les "preuves" de ces résultats sont essentiellement des expériences réalisées sur ordinateur analogique. L’importance des variétés branchées et de leur classification est explicitée :

‘"Cela nous permet de réitérer notre affirmation selon laquelle les objets fondamentaux dans tous ces exemples sont les formes dynamiques discutées dans la section précédente, qui représentent l’action de l’application ou du flot. La spécification d’une itération sous la forme d’un ensemble d’équations assises sur un bout de papier est un objet statique, mais quand l’application est implémentée physiquement sa forme dynamique correspondante est invoquée […]’ ‘Les applications itérées du plan dans lui-même sont souvent décrites en terme de série d’actions à produire, par exemple étirez le, courbez le deux fois…etc. c’est une représentation de l’action physique qui est la forme de base. Le texte original de Smale discute les attracteurs étranges en ces termes." 684 ’ ‘"En conclusion, nous avons discuté du fait que les formes représentant les actions physiques d’une application sont les bases naturelles pour caractériser les diverses applications et flots turbulents […] La section transverse d’un flot apparaît très compliquée, où beaucoup de strates de l’ensemble de Cantor sont visibles, mais dans chaque cas l’observation a révélé que tout flot tridimensionnel peut être réduit à des combinaisons de formes dynamiques [données par la classification]." 685

En d’autres termes, les mécanismes géométriques représentant l’action, comme l’étirement et le repliement, priment chez Shaw. Les variétés branchées cristallisent ces actions. Ainsi, Shaw persiste dans sa vision de la dynamique en termes physiques et à base d’actions. Ceci a naturellement des conséquences lorsqu’il s’agit de considérer des "vrais" systèmes physiques. Le chaos pour ces systèmes se révèlera par la présence dans leur dynamique d’un analogue de ces actions, comme l’étirement-repliement.

‘"Beaucoup de ‘systèmes ouverts’ qui retirent du ‘travail’ de leur environnement (dilatant habituellement le volume de l’espace des phases) et le dissipent, plus tard, sous forme de chaleur (en contractant le volume dans l’espace des phases), pourraient avoir la capacité de former un fer à cheval ou une autre forme stochastique." 686

Ces dernières réflexions de Shaw abondent toujours dans le sens d’une vision physique et informationnelle de la dynamique. Il confirme le trait fondamental des systèmes chaotiques pour en tirer une ultime conclusion :

‘"[…] la fonction physique principale de tels systèmes est de prendre de l’information aux échelles de longueur microscopiques (des degrés de liberté de ‘chaleur’) et de la projeter dans les expressions macroscopiques." 687 ’ ‘"Si tel est le cas, on peut s’attendre à ce que le spectre du bruit d’un système physique contenant un ou plusieurs attracteurs étranges, puisse différer d’un bruit ‘blanc’ ou d’une distribution de la puissance du bruit indépendante de la fréquence telle que nous pourrions l’attendre d’une répartition égale de l’énergie ‘thermique’ parmi tous les degrés de liberté. […] ’ ‘En fait, dans beaucoup de systèmes un mystérieux bruit, avec un spectre de puissance caractéristique en 1/f, est observé. […] ’ ‘Nous suggérons que les attracteurs étranges fournissent un tel mécanisme" 688

Le fait qu’un flux d’information du microscopique vers le macroscopique implique l’existence d’un spectre de bruit en 1/f, repose à la fois sur des indices expérimentaux (un système électronique, en astronomie…) et sur des calculs analogiques qui ont mis en lumière un spectre croissant dans les basses fréquences (mais pas tout à fait en 1/f) pour un attracteur étrange.

Dans un dernier paragraphe, Shaw se lance dans des ultimes spéculations, toujours plus ambitieuses. Elles ont le mérite d’illustrer la place donnée à l’information dans la vision du monde de Shaw :

‘"Selon cette vision, si le ‘monde’ peut être vu comme un flot gouverné par une immense équation aux dérivées partielles, alors l’information se déplace à travers la face du monde selon les caractéristiques du système, des régions sources du flot où dH/dt > 0 vers les puits où dH/dt < 0" 689

D’après le schéma développé par Shaw, les sources d’information correspondent aux mouvements chaotiques sur les attracteurs étranges, qui "initient les évènements" 690  ; les puits sont des absorbeurs d’information tels que des points fixes ou des cycles limites.

Notes
678.

Ibid., p. 104.

679.

"In three and higher dimension it is possible to have flows which in a compact region continuously expand volumes of phase space in some dimension or dimensions while contracting them in others. It is the contention of this paper that the effect of these flows is to systematically create new information which was not implicit in the initial conditions on the flow. Given any finite error in the observation of the initial state of some orbit, and the Uncertainty Principle guarantees such an error, the position of an orbit will be causally disconnected from its initial conditions in finite time, thus any prediction as to its position after that time is in principle impossible.", [SHAW, R.S., 1981], p. 85-86 (en italique dans le texte).

680.

Lorenz suggérait d’étudier le comportement de deux orbites partant de conditions initiales très proches pour comparer leurs évolutions respectives. [SHAW, R.S., 1981], p. 95 et [LORENZ, E.N., 1963].

681.

"The description of dynamical systems in terms of orbits in phase space has proven to be an abstraction of great power. One problem with this approach, however, is that all the mathematical theorems and constructs pertaining to Hausdorff manifolds have been applied to dynamical systems theory even when they are not fully appropriate. Evidence for this lies in the recurrent appearance in the literature of such blatantly unphysical objects as Cantor sets, and such unphysical distinctions as analytic vs. non-analytic mappings, countable vs. uncountable infinities of orbits, etc., occurring in what are purportedly models for physical phenomena.", [SHAW, R.S., 1981], p. 98 (nous mettons en évidence).

682.

"Inasmuch as a physical "solution" to a strange attractor flow is a transitory object, existing only when some physical mechanism is operating, and governed as we have seen by the chaotic motion of the heat bath, a classification scheme might more profitably be based on the branched manifolds on which solutions move.", ibid., p. 98.

683.

"What topological types of branched manifolds are possible, subject to the restriction that trajectories can join but not split ?",  ibid., p. 99 (en italique dans le texte). Le déterminisme s’exprime par l’impossibilité de "division" des trajectoires, l’absence de réversibilité, par la possibilité que deux trajectoires se joignent.

684.

"This allows us to reiterate the claim that the fundamental objects in all of these examples are the dynamic forms discussed in the preceding section, which represent the action of the map or flow. The specification of some iterated map in the form of a set of equations sitting on a piece of paper is a static object, but when the map is physically implemented its corresponding dynamic form is invoked. […]

Iterated maps maps of the plane onto itself are often described in terms of a series of actions to be performed, e.g. stretch it, bent it double, etc. this is representation of the physical action which is the basic form. Smale’s original paper discussed strange attractors in these terms.", ibid., p. 102.

685.

"In conclusion, we have argued that forms representing the physical action of a map are the natural basis to characterize the various turbulent maps and flows […] The cross-section of some flow may appear very complicated, with many of the outer layers of the Cantor set visible [31] but in each case the observation is that any three-dimensional flow can be reduced to some combination of the dynamic forms of Section XIII.", ibid., p. 103

686.

"Many ‘open systems’ which take ‘work’ energy from the surroundings (usually expanding some volume of phase space) and then dissipate this work as heat at a later time (contracting the phase space volume), may have the capability of forming a horseshoe or other stochastic form.", ibid., p. 103.

687.

" […] the main physical function of such systems is to take information from microscopic length scales (‘heat’ degree of freedom) and project it up to the macroscopic expression.", ibid., p. 107.

688.

"If this is the case, we might expect that the noise spectrum of a physical system containing one or more strange attractors might differ from the ‘white’ or frequency independent noise power distribution which one would expect from a statistically equal distribution of the ‘heat’ energy among all the degrees of freedom. […] In fact, in many systems there is observed a mysterious noise with a characteristic 1/f power spectrum. […]

We suggest that strange attractors provide such a mechanism", ibid., p. 107.

689.

"under this view, if the ‘world’ can be regarded as a flow governed by some immense partial differential equation, then information moves across the face of the world along the characteristics of the system, from sources in regions of the flow where dH/dt > 0 to sinks where dH/dt < 0.", ibid., p. 108 (en italique dans le texte).

690.

"initiates events", [SHAW, R.S., 1981], p. 108 (en italique dans le texte).