4.4. La reconstruction des attracteurs étranges

De ce que nous avons pu exposer pour la période 1975-80, il ressort que les résultats s’appuient sur des raisonnements purement formels, mathématiques, sur des intuitions théoriques de physique ou chimie, ou sur des calculs numériques. La confrontation avec le domaine empirique est assez limitée, surtout si on écarte arbitrairement les expériences numériques ou analogiques de cette catégorie. Rappelons simplement que l’hypothèse de Ruelle et Takens sur le démarrage de la turbulence est l’objet d’études de physiciens dès 1975, notamment de Swinney et Gollub. Leur enquête vise à préciser la transition vers la turbulence et non pas la turbulence et le chaos en eux-mêmes ; l’attracteur étrange n’est pas l’objet de leurs travaux expérimentaux. Néanmoins, il faut insister sur l’impact de ces expériences, dans la mesure où elles ont contribué à renforcer la viabilité de la voie alternative à l’entrée en turbulence proposée par Ruelle et Takens, et donc indirectement, de leurs conceptions en terme d’attracteur étrange 691 . Les premiers résultats au sujet du chaos dans le domaine expérimental sont obtenus dans la chimie des oscillations, sous l’influence des théories de Rössler. Auparavant, l’attention était focalisée sur les modèles mathématiques des phénomènes naturels. Ce sont donc les deux premiers exemples où les phénomènes naturels eux-mêmes sont sujets d’études.

Le véritable pont entre les considérations théoriques et l’expérimentation est réalisé vers 1980. Il s’agit des procédés "simples" de reconstruction des attracteurs étranges à partir de données empiriques. L’exercice de recherche d’éléments quantitatifs, comme les dimensions ou exposants de Lyapounov, est un prélude à ces considérations dont il va tirer profit.

Pour expliciter cette nouveauté, reprenons l’article de Ruelle, de 1980, où il fait une sorte de bilan méthodologique. Il insiste sur la distinction très nette entre, d’une part, la turbulence (ou le chaos) et les attracteurs étranges, qui d’un point de vue mathématique sont assez bien maîtrisés, et, d’autre part, les phénomènes naturels présentant les apparences de la turbulence, moins accessibles, moins facilement contrôlables et plus difficilement compréhensibles. Nous avons vu qu’à partir d’un modèle mathématique d’un système, il est possible de simuler le comportement du système et de voir apparaître des attracteurs étranges. Par le biais de la modélisation mathématique des phénomènes, Ruelle affirme qu’on peut

‘"[…] voir si des attracteurs étranges apparaissent, soit par l’étude directe des résultats expérimentaux, soit par simulation sur ordinateur. De cette manière le ‘chaos’ qui apparaît dans certains phénomènes devient compréhensible, et l’on peut espérer que cette compréhension donnera lieu à des applications pratiques. Pour le moment l’étude des évolutions temporelles chaotiques ou ‘turbulentes’ dans les phénomènes naturels n’en est qu’à ses débuts, et progresse lentement" 692

Outre que cela confirme la définition du chaos en terme d’attracteurs étranges, il reste donc que l’étude des phénomènes naturels passe par l’établissement de liens entre les produits des simulations et les signaux expérimentaux : c’est toute la problématique de la reconstruction des attracteurs étranges à partir des données empiriques.

Pour formuler le problème pratique qui se pose, disons que les scientifiques cherchent à reconstruire le portrait de phase d’un système expérimental sur lequel ils disposent, a priori, de très peu d’informations. On ignore même le nombre de degrés de liberté et par exemple la dimension de l’espace des phases à utiliser. Qui plus est, le nombre de signaux indépendants récupérables est limité. Deux méthodes sont suggérées vers 1980, utilisant une seule série temporelle . L’idéal est effectivement de recueillir un seul signal pour construire le portrait, mais rien ne garantissait qu’un seul signal puisse suffire.

Ces méthodes assureront une grande partie des succès remportés par les théories du chaos au cours de la décennie 1980. D. Ruelle a suggéré la méthode suivante : à partir d’un signal x(t), pris à des temps réguliers (un intervalle de temps τ est fixé) on engendre un signal de dimension N, de manière artificielle, en prenant pour coordonnées dans l’espace de dimension N, les valeurs (x(t), x(t-τ), …x(t-N.τ)). τ est appelé retard et la méthode, "méthode des retards".

Son confrère, Floris Takens 693 , fournit une démonstration mathématique du fait que cette méthode produit, selon un choix judicieux de N, un équivalent de l’attracteur du système. Plus exactement ce sont les propriétés topologiques de l’espace des phases qui sont retrouvées grâce à cette méthode.

L’autre méthode, proposée de manière indépendante, est donnée par le groupe de physiciens américains, Norman Packard, James Crutchfield, Doyne Farmer et Robert Shaw, dans leur article "Geometry from a time series" 694 . Leur proposition repose sur l’utilisation des dérivées du signal x(t) récupéré sous forme de série temporelle. Les dérivées successives seront autant de nouvelles dimensions à inclure dans le nouvel espace. Là encore, ce ne sont que les propriétés topologiques de l’espace des phases qui sont pertinemment reproduites. En revanche, les auteurs n’apportent pas de preuves mathématiques de la validité du procédé. Ce sont des indications multiples qui permettent d’assurer leurs hypothèses. Au fond, leur suggestion repose sur :

• une similarité graphique entre un attracteur de Rössler simulé sur ordinateur analogique (le système de Rössler est choisi parce qu’il est simple) et la reconstruction faite à partir de l’échantillonnage de la simulation précédente,

• un calcul de l’exposant de Lyapounov positif, selon plusieurs méthodes, sur les attracteurs (original et reconstruit).

Le résultat n’a a priori pas la même valeur que celui de Ruelle et Takens. Le premier est assuré par un édifice mathématique, le second repose sur des constats plus empiriques et des calculs numériques en nombre limité. Il en est de même pour la dimension N à retenir pour l’opération de reconstruction, qui est évaluée par Takens, mais ne tourmente pas les tenants de l’autre méthode.

Les exemples d’utilisation de ces méthodes sont nombreux dès le début des années 1980 : la chasse aux attracteurs étranges dans les expériences est ouverte. Il est facile de comprendre que ces méthodes offrent des perspectives, immédiatement perçues comme prometteuses 695 . En effet, un manque s’était manifesté au travers des études de la réaction de Belousov-Zhabotinsky selon les prescriptions de Rössler (il fallait idéalement trois signaux indépendants, mais le dispositif expérimental ne permettait d’en obtenir que deux). L’utilisation des outils de topologie avait été bridée alors que les attracteurs reconstruits permettent désormais d’effectuer ces analyses.

Enfin, la notion d’attracteur étrange, qui avait déjà acquis un poids théorique certain, s’impose davantage. Elle était un objet mathématique abstrait et elle prend une dimension nouvelle : l’attracteur étrange est un outil pour "voir" le chaos dans les expériences, comme l’explique Ruelle.

Notes
691.

Il suffit de lire, par exemple, l’article [MARTIN, P.C., 1976] et Ruelle lui-même dans [RUELLE, D., 1975].

692.

[RUELLE, D., 1980c], p. 133-4.

693.

[TAKENS, F., 1981]. Sa démonstration est extrêmement abstraite et repose sur des considérations de mathématiques très poussées.

694.

[PACKARD, N., CRUTCHFIELD, J.P., FARMER, D., SHAW, R., 1980]. On notera qu’ils sont déjà au courant de l’autre procédure de Ruelle, p. 713.

695.

Pour donner deux exemples, dans le domaine de la chimie de la réaction de Belousov-Zhabotinsky, des multiples reconstructions et analyses : [ROUX, J.C., ROSSI, A., BACHELART, S., VIDAL, C. , 1980], [ROUX, J.C., SIMOYI, R.H., SWINNEY, H.L., 1983]. Le chapitre sur les oscillations chimiques (chapitre 10) détaille davantage les raisons de cette réactivité du milieu de la chimie face aux reconstructions d’attracteurs.