5.1. Les premières accréditations du "scénario" de Ruelle et Takens

Comme l’affirme Pomeau en 1976 700 , l’article de Ruelle et Takens de 1971 a relancé l’intérêt pour la question du démarrage de la turbulence. Ce qui n’a rien d’évident car leur proposition pose plusieurs problèmes. Outre qu’ils introduisent les attracteurs étranges, ils visent avant tout une interprétation mathématique de la transition vers la turbulence, domaine habituellement plutôt réservé aux physiciens 701 . Un des buts affichés est de remettre en question le scénario de transition vers la turbulence de Lev Landau, admis par une large frange de physiciens : selon eux, la turbulence peut se développer (sur un attracteur étrange) après une succession limitée de bifurcations. Cette proposition de 1971 est à la fois difficile sur le plan mathématique, où d’ailleurs les démonstrations ne sont pas complètement assurées, et n’est couverte par aucun élément d’ordre expérimental. Mais déjà avec cet exemple, il est clair que la transition vers la turbulence est associée à une conception de la turbulence ; nous verrons les variantes au sujet des autres transitions vers le chaos.

Pour comprendre le crédit accordé au scénario, et l’affirmation de Pomeau selon laquelle il a provoqué un renouvellement de l’intérêt pour la question de la transition, il est nécessaire de rendre compte des études expérimentales associées à cette problématique, vers 1975.

Les expériences de Harry Swinney et Jerry Gollub, deux physiciens américains du City College of New York, s’inscrivent dans cette perspective et sont les premières expériences probantes en faveur de la thèse de Ruelle-Takens 702 .

Le dispositif est un assemblage de deux cylindres concentriques enserrant un fluide. Le cylindre central est fixe, l’autre tournant à une vitesse contrôlée 703 . La vitesse radiale est mesurée localement par un système de diffusion de lumière, puis échantillonnée ; son spectre de puissance est ensuite déterminé.

Le processus observé correspond à une apparition successive de fréquences nouvelles dans le spectre, au fur et à mesure de l’évolution de la vitesse de rotation (équivalent au nombre de Reynolds) : chaque nouvelle fréquence (qui va avec des harmoniques) correspond à un pic très marqué dans le spectre. Après quelques apparitions, la dynamique du système vire brusquement et donne un spectre continu, sans pic distinct, qui ressemble à un "comportement erratique et bruité" 704 .

Les observations s’accordent qualitativement au scénario imaginé par Ruelle-Takens. Mais rien n’est évident et l’expérience pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. C’est un indice en faveur du scénario, mais il ne remet pas en cause celui de Landau. En outre, aucun modèle mathématique de fluide en conditions expérimentales n’est disponible pour rapprocher la situation mathématique très générale, exprimée par Ruelle et Takens, des observations empiriques.

La seconde expérience importante, vient en quelque sorte compléter le problème d’interprétation déjà soulevé. Il s’agit d’un ensemble de calculs numériques réalisés par Paul Martin et son étudiant, John McLaughlin, du laboratoire de physique de Harvard. En 1974-75, ils proposent l’étude d’un modèle mathématique pour montrer comment les caractérisations de Ruelle et Takens pourraient être mises en évidence. L’expérience numérique principale est réalisée à partir d’un fluide dans des conditions de type Rayleigh-Bénard, modélisé et étudié par les équations de Boussinesq tronquées 705 . Ce ne sont pas les conditions de l’expérience de Gollub et Swinney mais celles d’un dispositif étudié par Günter Ahlers au Bell Laboratory.

Martin et McLaughlin procèdent à la détermination du spectre de Fourier de la simulation numérique : c’est ce qui pourrait servir de base à l’interprétation en matérialisant le chaînon manquant entre le signal expérimental et la théorie. Tous les résultats ne sont pas encore probants au point de valider entièrement, sur le plan numérique, les idées de Ruelle et Takens. D’une part, les calculs numériques sont en nombre limité et Martin et McLaughlin s’interrogent sur ce qui est du ressort de l’artéfact numérique. D’autre part, la simulation repose sur un choix préalable de modèle. Selon le modèle choisi, le type de bifurcations possibles et les manifestations de la transition sont variables. La transition vers la turbulence peut se faire directement au franchissement d’un seuil, ou correspondre à l’image de Ruelle et Takens, avec une succession et une accumulation de régimes périodiques préalables au développement de la turbulence. Le problème de l’accord entre le scénario mathématique de Ruelle-Takens, les simulations et l’expérience est résumé par Martin en 1975, au congrès de Dijon "Hydrodynamique physique et instabilité" :

‘"La base de leur proposition me semble quelque peu arbitraire mais cela pourrait refléter mon ignorance. Leurs prédictions semblent s’accorder avec les calculs réalisés par John MacLaughlin et moi-même, pour un problème de type Bénard. Bien que nos calculs semblent être en accord semi-quantitatifs avec les expériences et montrer des caractéristiques de l’image de Ruelle-Takens, l’accord pourrait être fortuit. Par exemple, nos calculs n’ont pas examiné de manière critique les erreurs dues à l’ordinateur." 706

Les calculs donnent des indices mais il faudrait pousser l’analyse numérique pour déterminer s’il s’agit d’une coïncidence. Dans le même exposé de Martin à Dijon, quatre scénarios possibles pour la transition vers la turbulence, en fonction de l’évolution d’un paramètre R du système, sont associés à ces noms :

Les analyses de 1975-76 sont alors en conjonction directe avec ce qui est pratiqué au sujet du chaos, dans la perspective de Ruelle. Le chaos, ou la turbulence, est détecté sur la base d’un spectre continu, tant sur le plan expérimental que numérique. Cette caractérisation très faible est, à ce moment là, l’unique voie possible, d’autant qu’elle présente l’avantage de mettre en évidence les comportements périodiques précurseurs de ce chaos, sous forme de pics dans le spectre. C’est donc une définition très opératoire de la turbulence, qui est appuyée par les considérations mathématiques de Ruelle et Takens. En outre, on remarquera que les calculs numériques de Martin à propos de ses scénarios reposent sur le modèle de Lorenz, objet des investigations de Ruelle (et Lanford) dès 1975 et système-test le plus utilisé dans les calculs numériques 707 . En 1976 donc, le scénario de Ruelle-Takens est accrédité, en même temps que des alternatives sont suggérées. Ce sont aussi les conceptions en terme d’attracteurs étranges qui bénéficient indirectement de ces indices expérimentaux.

Notes
700.

Voir [AUBIN, D., 1998a], p. 667, citant le texte d’un exposé de Pomeau donné en 1976 (au colloque de l’International Astronomical Union, Nice).

701.

Au chapitre 6, réservé aux mathématiques des systèmes dynamiques, les propositions de Ruelle et Takens sont analysées avec plus de détails. Cf. p. 442.

702.

Pour le premier compte-rendu de cette expérience : [GOLLUB, J.P., SWINNEY, H.L., 1975].

703.

Une telle mise en place permet l’observation d’un flot dit de Taylor-Couette.

704.

"The velocity data of Fig. 1(e) show erratic and noisy behaviour…" [GOLLUB, J.P., SWINNEY, H.L., 1975], p. 929.

705.

Une cellule de Rayleigh-Bénard correspond à un fluide dans une cavité prise entre deux plaques horizontales et chauffée par le dessous.

706.

"The basis of their proposal seems somewhat arbitrary to me but that may reflect my ignorance. Their predictions seem to agree with calculations by John MacLaughlin and myself, for a problem of the Bénard type. While our calculations seem to be in semiquantitative accord with the experiments and to exhibit features of the Ruelle-Takens picture, the agreement could be fortuitous. For example, our calculations have not been critically examined for spurious computer effects.", [MARTIN, P.C., 1976], p. 60.

707.

Martin en a eu connaissance par Barry Saltzmann, physicien du MIT et collaborateur de Lorenz lors de ses travaux du début des années 1960. Nous renvoyons au chapitre VIII de [AUBIN, D., 1998a].