a. De R. May à M. Feigenbaum

L’existence de doublement de période a déjà été mentionnée à plusieurs reprises. En particulier, May avait exposé à Li et Yorke un tel mécanisme trouvé dans une application de type logistique en 1973 708 . Son article de 1974, publié dans Science, donne une bonne idée de l’émulation au sein du groupe puisque le doublement de période est présenté comme un processus conduisant à un régime décrit comme chaotique, selon la terminologie de Li et Yorke 709 . Ainsi en faisant évoluer le paramètre de la fonction logistique, il apparaît un cycle de période 2, puis 4, 8…puis successivement tous les 2n, jusqu’au chaos.

De 1974 à 1976, May dissèque le phénomène et dévoile surtout un résultat important : la cascade de doublements de période existe pour toute une classe d’itérations, celles qui possèdent une "bosse" simple 710 . Autrement dit, le phénomène n’est pas lié à une unique équation itérative, ni à une classe limitée d’équation : les doublements de période apparaissent de manière très générale, "universelle", dans les itérations, à la condition que celles-ci présentent une forme :

En réalité, un grand nombre de travaux, mathématiques ou plus simplement numériques, ont été produits avant 1973 sur ce thème, même s’ils ne se réfèrent pas toujours à un processus cascadant. May cite E. Lorenz, pour une étude de 1964 et plus anciennement T.W. Chaundy et E. Philipps de 1936, pour l’analyse du cas particulier de l’itération quadratique. Les résultats de P.J. Myrberg, obtenus en 1958-63, font partie des mêmes réflexions. Même la généralité, l’"universalité" du résultat présenté par May se trouve dans le travail de N. Metropolis, M. Stein et P. Stein, du Los Alamos National Laboratory, en 1971 711 . A la différence de ceux-ci, May rapproche ce mécanisme de doublement de période des autres questions de bifurcations en Mécanique des fluides, très d’actualité 712 .

Le mécanisme de doublement de période n’est pas l’apanage de May et plusieurs scientifiques se sont investis dans l’analyse, dont certains bien longtemps avant lui. Rappelons, par exemple, qu’en 1976 Michel Hénon a détecté une cascade de doublements de période dans l’itération qu’il vient de construire et cherche à en préciser les contours 713 .

En Allemagne, les deux physiciens de l’Université de Marburg, Siegfried Grossman et StefanThomae, publient, en 1977, leur étude des itérations unidimensionnelles dans une perspective qui relève de la théorie ergodique 714 . Sur l’étude de la fonction logistique, ils mettent en évidence (numériquement) une loi de puissance sur la suite de paramètres de la cascade de doublements de période 715 . En outre, ils montrent qu’après le point critique, les comportements ne sont pas "purement" du chaos, mais un mélange de comportements périodiques et ergodiques, pour lesquels on peut mettre en évidence une cascade de bifurcations inverses, de même type que la transition précédente. Grossman et Thomae donnent une seconde loi de puissance pour cette cascade 716 . Les résultats, méconnus, sont importants, mais il n’est pas question d’universalité ici.

Le physicien américain Mitchell Feigenbaum est le plus célèbre pour ces recherches, au point que beaucoup de scientifiques parlent de "cascade de Feigenbaum" en référence à ce mécanisme. L’ouvrage très populaire de Gleick en fait une sorte de héros romantique 717 . Son portrait et ses travaux ont été esquissés dans l’historiographie, sans jamais vraiment prendre en compte sérieusement les ressorts spécifiques de sa démarche. Les résultats de Feigenbaum dépassent effectivement les perspectives précédentes. Mais une grande partie a été découverte, de manière indépendante et quasi-simultanée, par Coullet et Tresser. Ils ont été très souvent relégués au second plan et finalement moins reconnus, internationalement. Ces deux séries de travaux ne sont pas tout à fait équivalentes et c’est ce qui fait l’intérêt de leur comparaison. Pour leurs points communs nous indiquerons les tendances marquantes de ces travaux sur les itérations. Pour les différences d’approche nous rappellerons que, tout comme dans les conceptualisations du chaos, rien n’interdit a priori des voies alternatives de développement.

Notes
708.

Nous renvoyons au chapitre 3, p. 174 pour les détails à ce sujet.

709.

[MAY, R.M., 1974], p. 645. La présentation de Li et Yorke, au colloque "Dynamical systems" de 1974 (sous le titre "The ‘simplest’ dynamical system"), met le doublement de période en parallèle aux phénomènes complexes abordés ; le terme "chaos" n’est pas encore mis en avant, mais le rapport avec leur futur "chaos" est déjà là, [LI, T.Y., YORKE, J.A., 1974].

710.

"single-hump" [MAY, R.M., 1976], p. 462. A propos de ce résultat May affirme : "It cannot be too strongly emphasised that the process is generic to most functions F(X) with a hump of tunable steepness", ibid., p. 461. Cet article célèbre, publié dans Nature, rend compte des résultats essentiels, mais les démonstrations étendues des propriétés mathématiques se trouvent surtout dans [MAY, R.M., OSTER, G.F., 1976] (en annexe de leur article).

711.

Voir la référence [METROPOLIS, N., STEIN, N., STEIN, P.R., 1973], déjà citée au sujet de l’article de Li et Yorke de 1975, ainsi que [LORENZ, E., 1964], [CHAUNDY, T.W., PHILIPPS, E., 1936]. Au sujet de Myrberg, mathématicien finnois, nous renvoyons à son article publié en français, sur le sujet : [MYRBERG, P.J., 1962].

712.

Il cite même le bilan de McLaughlin et Martin, le travail de Ruelle et Takens : [MAY, R.M., 1976], p. 466-7

713.

Voir le chapitre 3, p. 207 et la note 460 (p. 207). Il s’agit d’une itération bidimensionnelle, un cas plus général que celui de May.

714.

Cf. chapitre 3, p. 199.

715.

Dans le cas de l’application logistique (paramétrée par a), ils déterminent la loi : a n ≈c 0 -c 1 .e -c 2 n , où, en particulier, c 2 =1,543±0,02.

716.

Pour les valeurs de a au-delà du point critique, il y a des fenêtres périodiques dans le diagramme de bifurcation aux valeurs notées â n . Ils mettent en avant une seconde loi de puissance : â n ≈ĉ 0 - ĉ 1 .e 2 n . En revanche, ils n’attirent pas l’attention sur la proximité des deux valeurs c 2 et ĉ 2 . [GROSSMAN, S., THOMAE, S., 1977], p. 289. A titre indicatif, pour ce qui suit, le lien avec la constante δ de Feigenbaum est le suivant : c 2 = ln δ = ĉ 2 .

717.

Le chapitre "Universalité" (p. 199-238) est centré sur l’histoire M. Feigenbaum (le chapitre "Les hauts et les bas de la vie" (p. 83-110) également, mais dans une moindre mesure) [GLEICK, J., 1991].