b. Face à Feigenbaum

La phase de reconnaissance des travaux de Coullet et Tresser est assez peu linéaire. Ils se font connaître d’abord assez largement, lors du colloque de Nice de septembre 1977. Yves Pomeau, Gérard Toulouse, de l’Ecole Normale Supérieure, sont présents et découvrent ces résultats. Si l’on ajoute Alain Chenciner, qui a manifesté le premier de l’intérêt pour la question, quelques "spécialistes" français sont au courant. Ils parviennent à publier une note aux Comptes Rendus de l’Académie des Sciences, en 1978 seulement 754 .

Cependant, même lorsque ce résultat est porté à la connaissance d’un plus grand nombre de spécialistes, la reconnaissance n’est pas à la hauteur du résultat, essentiellement en raison de la concurrence des travaux de Feigenbaum. En fait, plusieurs facteurs, d’ordre sociologique, entrent en ligne de compte, mais schématiquement, la publicité au niveau international se focalise surtout sur Feigenbaum, au détriment des chercheurs niçois.

Remarquons, tout d’abord, que les deux situations ne sont pas tout à fait comparables : Feigenbaum travaille au Los Alamos Scientific Laboratory, publie en anglais, après plusieurs tentatives, dans le Journal of Statistical Physics, dont le public est international. Coullet et Tresser, au sein d’un petit laboratoire français, de province, publient eux dans le Journal de Physique, en français. Loin de tout expliquer, on comprendra que ce point n’est certainement pas anecdotique.

Deuxièmement, la référence, qui se fait de plus en plus systématique, aux travaux de Feigenbaum, oriente toujours plus les recherches dans son sens, légèrement en décalage des idées de Coullet et Tresser. En particulier, dans les tentatives de formulation et de démonstration plus rigoureuses des résultats d’universalité, on choisit le générateur du groupe de renormalisation de Feigenbaum. Nous avons vu que le travail de Pierre Collet, Jean-Pierre Eckmann et Oscar Lanford, publié en 1980, constitue la première preuve mathématique d’une universalité, destinée à corroborer les explications de Feigenbaum 755 . D’autres preuves sont apportées 756 , dont le résultat du travail mathématique et numérique de Lanford 757 . Progressivement donc, il se construit un tissu de résultats autour de l’universalité, dont on fixe l’origine aux travaux de Feigenbaum 758 .

Dans un autre registre, les expériences réalisées en physique des fluides donnent toujours plus de crédit à Feigenbaum : Albert Libchaber et Jean Maurer dans leur découverte de cascade de doublements de période mettent Feigenbaum en avant (et parlent de "schéma de Feigenbaum") 759 . Libchaber avait rencontré Feigenbaum déjà en 1976, à la Gordon Conference organisée par P.C. Martin. Mais il connaissait également Coullet et Tresser, qui lui ont dit en 1978, sans qu’il y croit vraiment, qu’une cascade de doublements de période pourrait apparaître dans ses expériences 760 .

En outre, l’attitude de Feigenbaum va vraisemblablement dans le sens d’une obstruction à l’émergence de cette concurrence. Il pensait, en fait, avoir à faire à des scientifiques français bien établis et tentant de récupérer ses idées : il aurait été surpris à la conférence de New York de 1979 de se trouver face à des chercheurs, plus jeunes que lui, dont l’un d’entre eux n’a pas encore de poste 761 . Cette même conférence est aussi sa consécration devant un parterre de spécialistes 762 .

En se projetant quelques années plus tard, il faut aussi signaler que l’ouvrage grand public de James Gleick (publié en 1987) a achevé de gommer toute espèce de subtilité entre les deux recherches. Il ne reste aucune trace de Coullet et Tresser et toute l’universalité se résume à la théorie de Feigenbaum 763 . La légende de Feigenbaum se déploie encore plus largement dans l’ouvrage récent d’Abraham Pais, The Genius of Science 764 , regroupant quinze portraits de scientifiques du XXème siècle : Feigenbaum y côtoie Einstein, Bohr, Dirac, etc.

Maintenant, à l’échelle nationale, voire locale, d’autres paramètres entrent en jeu. On constatera l’éloignement progressif des recherches de Coullet et Tresser par rapport à la thématique de départ, propre à l’équipe du LPMC auxquels ils sont intégrés, à savoir les questions de Mécanique statistique des fluides hors d’équilibre. Un certain nombre de pressions se seraient alors exercées pour recentrer leur activité 765 . Il faut se figurer également que tout ceci commence vers 1977, dans un laboratoire de Nice, loin du centre plus actif qu’est Paris ; Coullet et Tresser sont des locaux, sans ancrage au niveau national, sans "réseau scientifique" dévoué. Ils ne sont ni normaliens, ni polytechniciens. Seule une ambiguïté vis-à-vis de leur recherche leur est favorable : ils "jouent" à itérer une parabole, ce qui pour un physicien ou un mathématicien peut paraître enfantin, mais utilisent des méthodes sophistiquées. Le recours à des théories de groupe de renormalisation rend leur recherche plus "sérieuse" et valable, aux yeux des physiciens théoriciens surtout. Ceci a également pu être un facteur favorisant les rapprochements avec la physique théorique parisienne, de l’Ecole Normale Supérieure en particulier.

Force est de constater que l’opposition entre Feigenbaum et Coullet et Tresser, tourne indiscutablement à l’avantage du premier, alors qu’en termes de résultats "scientifiques" peu de choses les distinguent. Feigenbaum est reconnu internationalement le premier, dans les conférences de Côme en 1977 et New York en 1979. Ce déficit d’image est l’élément finalement déterminant dans cette histoire, impossible à renverser.

En revanche, les travaux postérieurs à 1978 prennent des voies différentes et dans la perspective des conceptions du chaos, les réflexions de Coullet et Tresser nous paraissent plus intéressantes que celles de Feigenbaum. Pour ce dernier, très attaché aux itérations, le chaos correspond finalement à l’image annoncée par Li et Yorke, à une orbite non périodique germant après une suite de doublement de période. A Nice, les choses sont plus complexes et s’inscrivent dans le prolongement de l’analogie inaugurée au cours de 1977.

Notes
754.

La note aurait du être publiée bien plus tôt, mais le référant choisi, P. Stefan, est décédé durant l’été 1977, dans un accident de montagne. La note est restée en l’état jusqu’à ce que René Thom, après consultation de Coullet et Tresser, la fasse effectivement paraître. Entretien avec Charlers Tresser, 12 mars 2004.

755.

Voir la note 727 (p. 328) et [COLLET, P., ECKMANN, J-P, LANFORD III, O.E., 1980], p. 213. Il n’y a aucune mention, même pour remarque, du travail de Coullet et Tresser.

756.

Le cas de Feigenbaum n’est pas tout à fait inclus dans le cadre de l’étude précédente (cela correspondrait à ε=1). Ce sont Massimo Campanino, Henri Epstein et David Ruelle qui apportent des éléments de preuve de la conjecture dans ce cas (cf. [CAMPANINO, M., EPSTEIN, H., 1981] et [CAMPANINO, M., EPSTEIN, H., RUELLE, D., 1982]).

757.

[LANFORD III, O.E., 1982].

758.

On peut ajouter l’article [NAUENBERG, M., RUDNICK, J., 1981] et l’article de vulgarisation [LUBKIN, G.B., 1981].

759.

"Feigenbaum scheme", [LIBCHABER, A., MAURER, J., 1982], p. 127. Ils ajoutent, en référence, un article de Coullet et Tresser, sans préciser davantage.

760.

Entretiens avec Pierre Coullet et Charles Tresser, 12 mars 2004. Tous deux, indépendamment, ont échangé une conversation avec Libchaber pour l’aviser de cette possibilité. Tresser évoque même précisément la conférence des Houches de 1978 comme lieu de rencontre et de discussion : il s’est tenu effectivement une école du 27 mars au 8 avril 1978, sur le thème "Solitons, instantons, turbulence", où Libchaber et Pomeau sont intervenus. Au dire de Coullet et Tresser, Libchaber est venu régulièrement à Nice pour discuter des problèmes en question. Dans les dossiers d’Action Thématique Programmée (ATP, opération gérée par le CNRS) on trouve effectivement des traces des collaborations (des visites de Coullet et Tresser à Paris, pour travailler avec Libchaber entre autres). Archives du CNRS, G 850117 Articles 4 à 7 (Dossier ATP 3875, 1980).

761.

Tresser n’est pas encore au CNRS. Entretiens avec Pierre Coullet et Charles Tresser, 12 mars 2004.

762.

Coullet et Tresser étaient initialement dans la liste des noms retenus pour une éventuelle intervention, mais sur le sujet, seule la communication de Feigenbaum a été exposée (Entretien avec Charles Tresser, 12 mars 2004). Ceci n’a sans doute pas été sans conséquences vu l’ampleur de la conférence et le public présent. En outre, Feigenbaum était déjà présent à la précédente grande réunion de Côme en 1977.

763.

Le chapitre "Expérimentateur", p. 241-268, passe sous silence les relations Coullet-Tresser-Libchaber.

764.

[PAIS, A., 2000], p. 84-104.

765.

Nous n’avons pas plus de précisions (Entretiens avec Pierre Coullet et Charles Tresser, 12 mars 2004).