d. 1980 : premières conclusions

Des mathématiques à base de physique

Nous avons mis en lumière la très forte heuristique générée par la physique des transitions de phase, transportée dans le cadre de la dynamique. Si une certaine naïveté marque leurs premiers pas, les outils des systèmes dynamiques consolident la réflexion. Les systèmes dynamiques s’insèrent alors aux côtés des outils d’étude des phénomènes critiques pour bâtir des scénarios de transition vers le chaos, donnant des indications à la fois qualitatives et quantitatives. Les mathématiques et la physique sont combinées dans cette recherche ; ce sont des résultats qu’on peut dire mathématiques, obtenus par des intuitions physiques des objets mathématiques.

L’autre guide est la simulation numérique, omniprésente ici. La pratique même du calcul numérique suit une démarche proche de l’expérimentation physique. Il n’est pas de meilleur exemple que les premières analyses des figures obtenues par itération de la "bosse" de l’article de May, observée et disséquée comme le serait une expérience physique "réelle", conduites sans les outils des systèmes dynamiques. Les aspects interactifs, les possibilités graphiques de visualisation participent de cette démarche et les travaux de Coullet et Tresser sont particulièrement prégnants à ce niveau.

Par ailleurs, nous avons montré la suite de coïncidences qui émaille la progression dans les premiers temps des réflexions (d’autres concours de circonstances traversent le cheminement de Feigenbaum). Mais il faut insister sur le fait que, à côté de ces petits hasards, Coullet et Tresser étaient particulièrement réceptifs et préparés pour développer une analogie pareille. Sans quoi rien ne serait sorti de ces rencontres. Il convient également de souligner le concours de scientifiques comme Chenciner, véritable catalyseur des interactions conduisant au développement du sujet. Le contexte niçois mériterait une étude plus étendue pour comprendre la dynamique générale dans laquelle cet épisode s’inscrit 782 .

Dans ce rapide bilan, nous pouvons revenir une dernière fois sur les proximités et les nuances entre les résultats de Feigenbaum et ceux de Coullet et Tresser dans l’analogie choisie et les résultats qualitatifs et quantitatifs dégagés. En se fiant aux allégations de Feigenbaum, on peut constater que la question de l’universalité n’est pas perçue aussi immédiatement que chez Coullet et Tresser. Feigenbaum semble découvrir par surprise l’universalité tout en étant ensuite inspiré par P. Stein (et l’article de Metropolis, Stein et Stein de 1973) dans l’analyse de la question. L’analogie avec les transitions de phases conduite d’emblée par Coullet et Tresser leur laisse imaginer des propriétés universelles a priori  : ils les cherchent dans les calculs numériques réalisés et ne sont pas surpris (au contraire) de se voir confortés par les simulations numériques. Leur lecture en terme de transition de phase leur a permis en outre de voir qu’il y a transition des "deux côtés" : avant et après le paramètre critique, avec le même exposant critique. Le fait que Feigenbaum se focalise sur le caractère géométrique du doublement de période, indique qu’il ne fait qu’une analogie timide, et n’a pas pris en compte tout de suite les multiples facettes du phénomène critique. Coullet et Tresser ne "voient" pas la série géométrique des doublements en elle-même mais comme un phénomène critique avec un exposant critique, ce qui a tout son sens dans l’analogie.

Les différences majeures avec Feigenbaum apparaissent dans la suite donnée à cet épisode de 1977. Nous avons vu que l’analogie est poursuivie et l’universalité est recherchée plus largement par Coullet et Tresser. Dans un premier temps, c’est l’outil des applications de Poincaré qui permet d’imaginer des extensions, comme dans le cas des oscillateurs forcés présenté en 1979 783 .

Le système est constitué d’une particule placée dans un potentiel harmonique, sujette à une force extérieure dont la dérivée temporelle dépend de la position de la particule (feedback). L’universalité du diagramme de bifurcation pour cette classe de système est observée numériquement et comprise grâce au transfert des techniques des systèmes discrets via une application de premier retour.

La seconde différence touche aux conceptions de chaos. On a vu qu’elles sont plus pertinemment disséquées par Coullet et Tresser, sans doute grâce à leur formation sur les systèmes dynamiques, acquise en l’espace d’une année. Mais de manière plus fondamentale cela tient au fait que le chaos et les transitions vers le chaos sont intimement liés dans leurs réflexions. Les travaux jusqu’en 1980 le font sentir, ceux postérieurs à 1980 l’assument parfaitement.

Notes
782.

Les prolongements dans les années 1980-90 sont analysés en rapport avec l’histoire du CNRS, au chapitre 11, p. 730.

783.

C’est l’article [COULLET, P., TRESSER, C., ARNEODO, A., 1979].