b. Vers l’expérience

Le cadre théorique convient aux expériences numériques, souples et bien maîtrisées, réalisées sur le modèle de Lorenz et pour lequel ils montrent comment utiliser et adapter la technologie très abstraite des mathématiques des systèmes dynamiques. Lorsqu’il s’agit de véritables expériences de Mécanique des fluides, la démarche change. Le versant expérimental de cette transition vers la turbulence est analysé grâce à l’interaction de ces deux "théoriciens" avec deux physiciens, expérimentateurs, ayant une bonne connaissance du domaine de la Mécanique des fluides : Monique Dubois et Pierre Bergé. Leur article commun de 1980 consacre l’approche théorique précédente en terme d’application de Poincaré en montrant comment, expérimentalement, ils sont parvenus à construire une telle application et comment le comportement intermittent se produit dans le cas d’une cellule de convection de Rayleigh-Bénard.

Là encore, le cheminement est intéressant, puisque le modèle de Lorenz est une approximation de la convection et les calculs de Pomeau et Manneville sont, par là même, limités dans leurs apports à l’analyse de la cellule de convection expérimentale. Les physiciens sont conscients des limites des modèles :

‘"Une interprétation quantitative détaillée est clairement hors de portée, même du point de vue simplifié des systèmes dynamiques avec peu de degrés de liberté dont on pense qu’ils contiennent l’essentiel des mécanismes de transition vers la turbulence en géométrie confinée. En effet, les simplifications drastiques concernant la géométrie, les conditions aux limites, l’ordre des troncatures, etc. entravent la construction d’un système différentiel réaliste pertinent par rapport aux expériences rapportées plus haut. En tout cas, ce système dynamique inconnu devrait partager des caractéristiques génériques avec des modèles déjà bien étudiés et il est apparu plus prometteur i) d’obtenir autant d’information que possible de ces modèles et plus spécifiquement du modèle de Lorenz et ii) de construire des modèles abstraits montrant ces caractéristiques génériques les plus susceptibles d’expliquer les observations expérimentales." 817

Autrement dit, les données de l’expérience montrent quelques différences par rapport au modèle de Lorenz, dans la convergence vers le cycle limite "fantôme". Pomeau et Manneville cherchent alors à construire des modèles théoriques permettant d’appréhender ces résultats. La généricité est le concept clé dans leurs choix ; elle est explicitée dans la citation précédente, au sens des mathématiques des systèmes dynamiques. Il s’agit de proposer des modèles génériques rendant compte des observations expérimentales et reproduisant les comportements génériques imposés par l’expérience. En retour, les modèles orientent les observations vers des éléments susceptibles d’être détectés. Il y a une interaction permanente entre ces quatre physiciens pour confronter (et faire progresser) expériences, modèles et théories 818 .

La lecture microsociologique de la construction du scénario d’intermittence proposée par Franceschelli, montre toute l’importance de la dimension "physicienne" du travail réalisé dans cette phase d’élaboration. Ils ne sont pas des simples utilisateurs des mathématiques et ne se contentent pas d’"appliquer" des recettes. Ils interprètent et adaptent des données mathématiques dans le cadre de leur problème de physique. Cette attitude se retrouve dans la théorisation proposée, les expériences mises en place et encore plus franchement dans la simulation numérique. Pomeau et Manneville jouent avec l’ordinateur autant qu’avec les mathématiques et considèrent la simulation comme une "expérience". Le calcul numérique est d’une heuristique très forte pour le développement du scénario, tout comme l’expérience est un guide dans la collaboration des quatre physiciens. Au regard de tout ce que nous avons démontré, nous voyons à quel point cette situation est à la fois très circonstanciée et très répandue entre 1975 et 1982 ; il y a de l’originalité mais rien d’extraordinaire dans cette pratique de physiciens.

Notes
817.

"A detailed quantitative interpretation is clearly out of reach, even from the simplified point of view of dynamical systems with few degrees of freedom which are believed to contain most of the mechanics of the transition to turbulence in confined geometry. Indeed the drastic simplifications concerning the geometry, the boundary conditions, the order of truncation, etc…impede the construction of a realistic differential system relevant to the experiment reported above. Anyway, this unknown realistic dynamical system should share some generic features with already well stutied models and it has seemed more promising i) to gain as much information as possible from these models and more especially from the Lorenz system and ii) to build abstract models displaying these generic features most susceptible of explaining the experimental observations.", [BERGE, P., DUBOIS, M., MANNEVILLE, P., POMEAU, Y., 1980b], p. 342-3.

818.

Voir [FRANCESCHELLI, S., 2001], p. 149-155.