c. Dans la perspective de Ruelle

Le texte de Eckmann est une très "belle" synthèse, écrite dans le langage des mathématiques des systèmes dynamiques. Cette fusion dans un cadre unique donne une grande portée à la présentation et facilite la compréhension par le plus grand nombre, à condition d’être aguerri aux systèmes dynamiques. C’est ce qui en fait une synthèse majeure.

En revanche, et c’est un défaut de toute synthèse, les nuances apparues dans les processus de conception des scénarios ont été laminées. La transformation épistémologique, elle, est complète. Le rapport des mathématiques et de la physique, si important dans le processus de développement, est gommé au profit d’une épistémologie plus classique : les mathématiques forment le corps théorique, auquel l’expérience (numérique ou physique) est subordonnée. Eckmann choisit clairement de distinguer la théorie mathématique, de son "interprétation" et des expériences. Le texte est ancré dans une dichotomie théorie / application de la théorie 837  ; les résultats numériques ne sont pas singularisés, mais intégrés dans la présentation théorique.

Ce noeud épistémologique est doublé d’une interprétation dans la perspective développée par Ruelle au sujet de la turbulence (et du chaos) : tout le préliminaire fixe ce cadre avant de détailler les "scénarios". Cela nous montre, au passage, que la question de la transition vers le chaos est indissociable d’une conception du chaos. Le mouvement de constitution de cette perspective dominante trouve donc ici un relais important. Est-ce étonnant ? En rien, puisque Eckmann travaille dans le même environnement que Ruelle, dont il est un collaborateur ; il a d’ailleurs effectué des séjours à l’IHES, où Ruelle travaille depuis les années 1960.

Enfin, si Eckmann participe, consciemment ou non, à ce mouvement, on peut s’interroger sur les critères présidant au choix de ces trois scénarios. Il n’y a aucune raison, a priori, que l’accord avec la conceptualisation en question suffise à retenir un scénario, sauf le premier naturellement : les deux autres, en effet, malgré l’interprétation suggérée, cadrent assez mal avec la turbulence selon Ruelle. Ce sont plutôt leur "beauté conceptuelle" et, peut-être plus encore, le fait que des expériences soient venues s’associer à ces schémas théoriques qui constituent les arguments essentiels en leur faveur. On comprend donc la sélection, qui d’ailleurs laisse la porte ouverte à d’autres propositions. Le tout provoque une concentration de l’attention sur les trois scénarios, qu’Eckmann l’ait voulu ou non. Ainsi, il participe et profite du double mouvement autour de Ruelle et Feigenbaum.

Notes
837.

Eckmann insiste d’ailleurs sur le fait qu’il n’y a pas de "domaine d’applicabilité" fournie avec les scénarios ([ECKMANN, J.P., 1981], p. 97).