Conclusion 1975-1982

a. Le chaos et la théorie du chaos en 1982

Plusieurs concepts de chaos

Au fil de notre exposé à multiples facettes, nous avons montré le processus de construction et de convergence des conceptions de chaos de 1975 à 1982. Le mouvement "débute" en 1975, mais nous avons vu qu’il a surtout des racines très profondes et qu’il s’appuie sur nombre de disciplines, concepts, problématiques et cultures plus locales. Son histoire est très complexe et son origine paraît insaisissable.

L’émergence de concepts de chaos est marquée par les travaux et l’impulsion d’un scientifique, David Ruelle. Architecte de la notion d’attracteur étrange, au destin marqué par le succès, d’abord sur le plan théorique, puis expérimental, Ruelle a également porté l’attention sur la question de la sensibilité aux conditions initiales, au point de faire de ces deux éléments le squelette conceptuel d’un certain chaos. Par ailleurs, nous avons vu l’importance des questions relatives à l’ergodicité et à la Mécanique statistique dans ces orientations.

Cependant, le bouillonnement de la fin des années 1970 ne saurait se réduire à cette perspective. Des alternatives, des nuances multiples se sont présentées dans ces quelques années. Nous avons singularisé Rössler et Shaw, qui, s’appuyant sur la notion d’attracteurs étranges, ont proposé une vision plus géométrico-topologique pour le premier, un point de vue physique et informationnel pour le second, comme alternative à la problématique statistique, ergodique choisie par Ruelle. Nous avons alors montré le mouvement de cristallisation sur les propositions de Ruelle, se prolongeant dans l’exercice de calculs des dimensions d’attracteur étrange et d’exposants de Lyapounov. Attracteurs étranges et sensibilité aux conditions initiales sont ainsi ancrés toujours plus solidement dans les études du chaos.

Cette diversité existe aussi à propos des scénarios de transition vers le chaos, même si là encore, les choix privilégient trois d’entre eux, sélection dont nous avons vu les affinités avec l’"école Ruelle".

En 1982, finalement, un cadre général pour le chaos est avalisé par une majorité de scientifiques participant au champ de recherche du chaos. Il nous paraît délicat de prétendre qu’il se constitue ainsi un paradigme, car il existe encore des alternatives, des nuances, aussi bien dans les concepts que dans les méthodes. Néanmoins, une théorie du chaos, regroupant les outils essentiels pour son analyse, est constituée. Nous avons souligné que l’utilisation de tel ou tel outil sous-entend une certaine notion de chaos. Il est donc compréhensible qu’il existe plusieurs acceptions de la théorie du chaos. Pour rester schématique, nous dirons que ce sont des assemblages d’un certain nombre d’instruments pour étudier la dynamique : les méthodes de mathématiques des systèmes dynamiques, de topologie, de statistique, de théorie ergodique, d’une part ; cela peut, d’autre part, inclure les systèmes-modèles, la pratique des simulations numériques, et prendre en compte des suggestions de Rössler et Shaw.

Cependant, les outils ont tendance à s’autonomiser et à se dégager d’une conception donnée de chaos ; les proximités des conceptions entre elles, leurs racines communes et l’importance des mathématiques des systèmes dynamiques ajoutent au fait qu’une méthode issue d’une certaine conception puisse être reprise dans une autre. L’utilisation généralisée des algorithmes automatisés de Grassberger et Procaccia en sont la preuve. C’est pourquoi la théorie du chaos est un assemblage hétéroclite, sans frontière définie. Le terme de "théorie" employé pour le désigner n’est pas tout à fait approprié.

En définitive, plus que le terme "théorie du chaos" c’est l’expression "science du chaos" ou, encore mieux, "science de la dynamique" qui caractérise les conceptualisations et les instruments construits et dont l’évolution est si rapide après 1975.