La perspective de Ruelle l’emporte

Les cheminements conceptuels sont d’une intensité impressionnante et concentrés en un épisode assez bref. Le foisonnement d’idées étonne, mais le plus surprenant est qu’un consensus soit trouvé aussi promptement. Le fort accent mis sur le champ des mathématiques des systèmes dynamiques joue ici un rôle important et a une double signification. Cela reflète bien naturellement la place qu’il occupe dans les conceptions du chaos. Mais il faut rappeler qu’il est également le plus ancien et le champ de recherches le plus investi dans la problématique du chaos (Ruelle en est le meilleur exemple). Il est aussi le mieux structuré sociologiquement. Sa mainmise sur les études du chaos est donc toute naturelle.

Le choix d’en venir aux attracteurs étranges, à la sensibilité aux conditions initiales, aux dimensions, exposants et entropie a de multiples explications, toutes n’étant pas du ressort purement intellectuel. Il s’agit d’un attrait pour le quantitatif, symbolisé par les indicateurs développés dans le cadre de la théorie de la dimension, des fractales et de la théorie ergodique des systèmes dynamiques. On pourrait être plus radical dans cette interprétation. Dans les interrogations sur le chaos, la "simplicité" du quantitatif contraste avec la "complexité" de la mise en œuvre d’un point de vue qualitatif. Ainsi, l’utilisation des exposants de Lyapounov, ou des dimensions, se dispense de faire appel à des éléments sophistiqués.

L’attirance pour le quantitatif, après 1980 surtout, le réseau conceptuel très fourni au niveau des mathématiques des systèmes dynamiques, participent de la tendance à privilégier l’optique de Ruelle, mais ne suffisent pas à l’expliquer. Des facteurs sociologiques entrent en jeu. En reprenant le concept du sociologue Pierre Bourdieu, Ruelle bénéficie d’un formidable capital symbolique, dont la pierre de touche est son article de 1971. Ce capital s’est construit en plusieurs étapes. Il est d’abord reconnu pour avoir relancé la question de la transition vers la turbulence, puis, lorsque les notions d’attracteur étrange et de sensibilité aux conditions initiales occupent le devant de la scène, il est intronisé comme fondateur de ces recherches. Ruelle et l’article quasiment légendaire de 1971 deviennent des références majeures. Par ailleurs, Ruelle profite d’un contexte local, celui de l’IHES, qui lui est extrêmement favorable. L’histoire sur le plus long terme éclairera toute l’importance de l’IHES.

Pour autant, il ne faudrait pas considérer Ruelle comme un démiurge décidant du sort du champ du chaos. Nous avons vu qu’il n’a pas d’emprise sur les "dérives" du quantitatif et n’interdit pas les développements alternatifs. Il n’y a pas de stratégie de pouvoir (du moins pas explicitement) de la part de Ruelle. L’agglomération progressive autour de la matrice conceptuelle, dominante, se "laisse faire", lentement mais sûrement, sans qu’il soit nécessaire de forcer les choses ; l’inertie du champ des systèmes dynamiques est telle que, sans contrepoids efficace, rien n’arrête la machine. Et finalement, c’est le projet de Ruelle qui aboutit.