Des mathématiques expérimentales ?

En ce sens le recours à l’ordinateur introduit une dimension "expérimentale" à ces études. Mais il faut bien s’entendre sur le sens de ce terme. Les scientifiques réalisent des calculs numériques à haute dose et ils prétendent même ainsi faire des "expériences numériques" : en affirmant cela, seul l’aspect mathématique de ces résultats semble primer.

Or l’ordinateur, et c’est encore plus frappant avec l’ordinateur analogique, est d’abord un dispositif électronique : les calculs effectués sont aussi des mesures sur un système physique. Lorsqu’on parle d’expérience, ne faut-il pas penser en terme d’expérience de physique, et pas seulement de mathématiques ?

A notre avis, ce point mérite une attention toute particulière, que nous réservons aux chapitres 8 et 9, où la réflexion et une analyse épistémologique, philosophique et historique plus détaillée seront présentées. Il semble que ce soit une rupture importante avec les pratiques scientifiques antérieures.

Cela nous renvoie aux difficiles classifications des démarches de Shaw, de Rössler, des premiers travaux de Pomeau, de Coullet et Tresser, de Feigenbaum. Ce sont des pratiques atypiques car elles ne sont ni tout à fait des mathématiques, ni vraiment de la physique. Nous avons nous-même parlé de "physique de la dynamique", d’expériences numériques, d’analogie, suivant en cela les catégories classiques de l’épistémologie. Ce qui pose question justement, c’est cette volonté permanente de se fondre dans la dichotomie mathématique / physique : pourquoi ne pas considérer plutôt que le problème vient de la dichotomie même et qu’elle est peut-être tout simplement caduque ? Pourquoi ne pas appeler tout simplement "mathématiques expérimentales" cette activité si atypique ? Le dispositif permettant les expériences étant, bien entendu, l’ordinateur, analogique mais aussi numérique, dans ce cas là.

Les idées de Rössler, de Shaw qui considèrent qu’un calcul à l’ordinateur est une expérience proche d’une expérience de physique, sont partagées par Hénon 838  ; le parallèle avec les expériences est aussi explicité dans l’article de vulgarisation de Hofstadter, lequel singularisait le travail de Ulam et affirmait au sujet du chaos :

‘"Probablement que la principale raison pour laquelle ces idées sont seulement en train d’être découvertes est que le style d’exploration est entièrement moderne : c’est une sorte de mathématiques expérimentales, dans lesquelles l’ordinateur digital joue le rôle du vaisseau de Magellan, le télescope de l’astronome et l’accélérateur du physicien." 839

Toutes ces conclusions amènent beaucoup d’interrogations sur l’histoire qui a conduit à un tel épanouissement.

Notes
838.

Entretien avec Michel Hénon, 17 mars 2004. Nous renvoyons au chapitre 9, p. 573 pour tous les détails relatifs à sa pratique du calcul.

839.

"Probably the main reason these ideas are only being discovered is that the style of exploration is entirely modern : it is a kind of experimental mathematics, in which the digital computer plays the role of Magellan’s ship, the astronomer’s telescope and the physicist’s accelerator.", [HOFSTATDER, D.R., 1981], p. 16-17.