Alexander Alexandrovich Andronov (1901-1952)

Il s’agit, d’abord et avant tout, des travaux de l’"école" d’Alexander Andronov 898 . Inspiré par le physicien Leonid Mandelstam (1879-1944), son maître et instigateur d’une "pensée non linéaire" 899 , Andronov s’engage dans des recherches sur les oscillations non linéaires. Il est d’une bonne formation mathématique (il a suivi les cours de N. Lusin, maître de Kolmogorov) et son travail de thèse constitue un jalon de premier ordre dans les recherches sur cette physique non linéaire ; en 1929, une note au Comptes Rendus de l’Académie des Sciences annonce ses résultats sous le titre évocateur : "Les cycles limites de Poincaré et la théorie des oscillations entretenues" 900 , dans lequel il établi un lien entre une oscillation d’un système physique et l’existence d’un cycle limite dans l’espace des phases du système.

La théorie des oscillations non linéaires, qui signifie, schématiquement, l’étude des équations différentielles à petit nombre de dimensions, est élaborée par Andronov et ses collaborateurs, en reprenant, comme pour sa thèse de 1929, le vaste ensemble de méthodes mathématiques qualitatives de Poincaré, auquel il faut ajouter la théorie de la stabilité de Lyapounov et des éléments obtenus par Birkhoff, dont l’ouvrage Dynamical Systems vient de paraître, en 1927. Andronov a fortement poussé à la lecture de Poincaré auprès de ses élèves et contribué à créer une culture des mathématiques des équations différentielles, comme nous allons le voir.

L’extension de ces travaux prend plusieurs directions, fortement associées les unes aux autres, et constituent les facettes de la recherche emmenée par Andronov. En s’établissant à Gorki à partir de 1931, il donne le tempo des recherches sur le sujet, formant ainsi l’"école de Gorki" (ou l’école Andronov ou Mandelstam-Andronov). Il s’agit autant de théories proches de considérations physiques (comme la théorie des horloges mécaniques développée par Bautin 901 ), de méthodes d’étude des systèmes dynamiques que de théories plus mathématiques.

Les deux dernières catégories sont celles qui nous intéressent ici. Andronov est séduit par différents aspects de la dynamique. Au moment où les théories quantiques s’orientent vers une interprétation indéterministe, Andronov adhère à des positions philosophiquement plus proches du déterminisme. Andronov est intéressé aux mathématiques de la dynamique, et en particulier par la classification topologique des mouvements selon Birkhoff ; il y trouve un intérêt relatif à la théorie atomique :

‘"On peut penser qu’on va avoir une autre approximation de la réalité, une autre approximation des quanta, si on suppose que nos atomes sont des systèmes auto-oscillants. Tout ça reste au niveau de la fantaisie, mais une façon de garder au moins une partie des idées de Birkhoff." 902

En reprenant les classifications de Birkhoff, Andronov induit la structure de comportements dynamiques généraux 903  :

Cependant, le coeur des développements de l’école d’Andronov est constitué par les méthodes d’analyse qualitative des systèmes : en particulier les applications de premier retour, l’utilisation des récurrences, les études de stabilité et des bifurcations. La compilation de ces méthodes constitue l’ouvrage, véritable bible sur le sujet, Théorie des oscillations, publié en 1937, dont les auteurs sont Andronov, Khaikin (et Vitt 904 ).

Les analyses sont liées à une problématique assez générale, celle de la modélisation des systèmes physiques, extrêmement importante pour ces physiciens-mathématiciens. L’introduction de l’ouvrage Théorie des oscillations est une discussion de la modélisation mathématique, et la théorie mathématique entend donner les moyens d’étude de ces modèles. Il ne s’agit que des modèles dynamiques ; les aspects statistiques des oscillations sont abordés par d’autres approches, hors du sujet de leur théorie des oscillations. Ceci explique le grand intérêt pour les équations différentielles et les travaux de Poincaré et Birkhoff.

En outre, l’étude des systèmes physiques "réels" implique des simplifications et des idéalisations 905 , un peu à l’opposé de la Mécanique céleste, pourrait-on ajouter. La construction de modèles mathématiques contraint à ce que ces modèles, pour être acceptables, soient stables dans deux sens : stables au sens des théories de Lyapounov (par variation des conditions initiales) ; leurs propriétés doivent être stables par modification du modèle mathématique lui-même (c’est-à-dire de ces paramètres). D’où l’intérêt pour les bifurcations et le développement consécutif de la notion de "systèmes grossiers", en 1937, par Andronovet Lev Pontryagin (1908-1988) 906 , qui correspond à la seconde notion de stabilité ; la traduction occidentale, par Lefschetz, transformera cette notion en "stabilité structurelle".

Déjà en 1933, la question des bifurcations est soulevée et, d’après Diner, l’école de Gorki va développer l’étude des bifurcations sous toutes leurs formes, les répertoriant et les analysant d’une manière systématique pour les systèmes dynamiques dont l’espace des phases est plan 907 . La bifurcation d’un point d’équilibre en un cycle limite en est un exemple 908 .

Quant au concept de "système grossier" et vu l’importance qu’il aura par la suite, il mérite quelques explications 909 . Au fond, un modèle mathématique sera intéressant pour la physique si par une petite modification dans les équations du modèle, les propriétés qualitatives ne sont pas altérées.

En termes mathématiques, un système est dit grossier si une petite variation dans les équations du système induit une transformation (homéomorphisme) de l’espace des phases laissant inchangé le portrait de phase, c’est-à-dire qui envoie les points critiques aux points critiques, les cycles limites sur les cycles limites, etc. Andronov en donne ainsi une définition mathématique rigoureuse et, de cette manière, propose une classe de systèmes mathématiques adaptés à la modélisation des systèmes physiques.

Une ligne de recherche mathématique sur le sujet consistait alors à déterminer, pour un système grossier en général, quels peuvent être les plus typiques de ses comportements qualitatifs possibles. En 1937 déjà, il semblerait que la théorie des systèmes grossiers était bien avancée dans le cas des systèmes bidimensionnels. Cette théorie avait pour conséquence essentielle, en rapport avec la théorie des oscillations, que pour des systèmes grossiers, seuls les cycles limites peuvent représenter les oscillations auto-entretenues.

En résumé, le travail initié par Andronov a autorisé la construction d’un cadre mathématique permettant l’étude des systèmes dissipatifs, grâce au transfert d’une partie des technologies mathématiques de Poincaré, Lyapounov et Birkhoff, et au développement très important au sein de l’"école de Gorki". Les problématiques et les perspectives de recherche sont considérablement renouvelées par l’exportation du point de vue qualitatif et mathématique dans les systèmes dissipatifs ; les interactions avec la physique, évoquées brièvement sont très significatives et participent à la construction de la théorie ; le volet "enjeux techniques et applications" méritera un traitement plus complet. Dans ce mouvement, l’étude des équations différentielles acquiert ainsi des moyens nouveaux et prend une ampleur sans précédent, tout en conservant son aspect qualitatif. La théorie des bifurcations est particulièrement développée, toujours dans le même esprit, et le traité Théorie des bifurcations des systèmes dynamiques du plan 910 est l’équivalent de Théorie des oscillations sur le thème des bifurcations.

Notes
898.

L’ouvrage qui vient de paraître, Les sciences pour la guerre – 1940-60 ([DAHAN, A., PESTRE, D., 2004]) semble contenir un chapitre à ce sujet ("L'école d'Andronov à Gorki, profil d'un centre scientifique dans la Russie soviétique" par A. Dahan, en collaboration avec I. Gouzévitch). Au moment de rédiger notre texte nous n’avons malheureusement pas pu avoir accès au livre en question.

899.

Nous empruntons ce terme à [DINER, S., 1992], p. 338. Son texte constitue d’ailleurs une référence au sujet des travaux soviétiques en matière d’oscillations non linéaires et mathématiques des systèmes dynamiques. Nous nous y réfèrerons régulièrement.

900.

[ANDRONOV, A., 1929].

901.

[DINER, S., 1992], p. 342.

902.

[ANDRONOV, A.A., 1956], p. 110. Pour être plus complet voici quelques idées d’Andronov à ce sujet : "La théorie des mouvements centraux a été mise en lien, par Birkhoff, avec la dynamique atomique. C’était Birkhoff qui pensait en 1926 (année de publication de son travail sur les mouvements centraux) que la conservativité [le caractère conservatif] approximative de plusieurs systèmes macromécaniques et aussi la conservativité supposée (dans la mécanique quantique ancienne) des microsystèmes au niveau de l’atome et la molécule, est seulement la conséquence statistique des "vraies" équations non conservatives à la place desquelles on substitue des équations conservatives. […] Après beaucoup d’expériences qui ont établi la nature "ondulatoire" de la matière et aussi l’apparition de la nouvelle mécanique quantique, il est évident que nos études habituelles macroscopiques sont insuffisantes pour étudier les phénomènes atomiques. Il est clair que cette insuffisance ne peut pas être compensée par le remplacement des équations conservatives par des équations non conservatives appliquées aux atomes. Il peut y avoir autre chose. Un physicien utilise souvent la théorie classique pour divers calculs. Pour beaucoup de choses en optique la théorie classique est une bonne approximation asymptotique de la réalité. On peut penser qu’on va avoir une autre approximation de la réalité…". Merci à Valentin Ovsienko pour la traduction.

903.

Tiré de [DINER, S., FARGUE, D., LOCHACK, G., 1986], p. 252. L’original (en russe) se trouve dans les "Collected Works" d’Andronov : [ANDRONOV, A.A., 1956], p. 109.

904.

Diner traduit le titre de cet ouvrage russe par Théorie des vibrations. Le titre de l’édition américaine de 1949 est Theory of oscillations. Les seuls auteurs mentionnés originellement sont Andronov et Khaikin : le nom de Vitt, victime des purges staliniennes, a été enlevé de cette édition. La seconde édition de 1959, fortement augmentée, fait apparaître son nom. [DINER, S., 1992], p. 342.

905.

Première phrase de l’introduction d’Andronov.

906.

Pontryagin est un mathématicien célèbre pour ses travaux en topologie et théorie des processus maximaux. L’article fondateur de 1937 a été traduit et inclus en annexe de la traduction américaine de l’ouvrage d’Andronov (Vitt) Khaikin : [ANDRONOV, A.A., KHAIKIN, S.E., 1949].

907.

[DINER, S., 1992], p. 342.

908.

Elle est couramment appelée bifurcation de Hopf, mais Andronov en a également fait part et on peut en trouver le germe dans les travaux de Poincaré (cf. p. 408) D’où le nom de bifurcation de Poincaré-Andronov-Hopf qui lui est parfois donnée. Voir également page 445.

909.

Nous nous appuyons dans ce paragraphe, sur l’opinion de Vladimir Arnold, retranscrite dans [AUBIN, D., DAHAN DALMEDICO, A., 2002], p. 287, et les commentaires de la même page.

910.

L’ouvrage est publié en 1967, bien après la mort d’Andronov : [ANDRONOV, A.A., LEONTOVICH, E.A., GORDON, I.I., MAIER, A.G., 1973] (traduction). En 1966, un autre ouvrage Théorie des systèmes dynamiques du plan est publié : [ANDRONOV, A.A., LEONTOVICH, E.A., GORDON, I.I., MAIER, A.G., 1971] (traduction).