La stabilité structurelle et l’analyse globale

Le cadre institutionnel, les interactions avec l’armée auraient pu être l’occasion de mener une activité allant du plus concret au plus théorique. Il semble qu’il n’en soit rien, et ce sont surtout les mathématiques qui se développent.

Sur la lancée du mouvement de traduction et d’analyse des travaux soviétiques, l’essentiel de la recherche faite sous l’égide de Lefschetz se tourne vers la théorie des oscillations, la théorie générale des systèmes dissipatifs à petit nombre de degrés de liberté. Un autre pan de l’activité concerne les études algorithmiques des singularités des points critiques et les bifurcations d’orbites périodiques 941 .

Dans la perspective de l’histoire des mathématiques des systèmes dynamiques, les réflexions à la frontière des mathématiques et de la physique ont engendré un développement très mathématique sur la notion de stabilité structurelle. L’idée trouve sa source dans les "systèmes grossiers" d’Andronov et Pontryagin, apparus en 1937, et que Lefschetz a choisi de traduire par "systèmes structurellement stables". Lefschetz en a perçu rapidement l’intérêt pour des questions pratiques ; il faut peut-être y voir un reste de son affinité avec les problèmes de la physique et de l’ingénieur. En tout cas, Lefschetz dirige un élève, le père Henry De Baggis, dans des recherches sur la stabilité structurelle.

La stabilité structurelle est directement liée à des questions de modélisation 942  ; mais elle s’impose aussi dans la problématique de théorisation et de classification des systèmes dynamiques non linéaires. En effet, cette notion est un critère pour définir une classe générale de systèmes dynamiques, dont on espère les propriétés suffisamment homogènes pour être soumises à une théorie mathématique générale. Voilà la source d’une perspective nouvelle, en train de s’ouvrir en mathématiques : l’analyse globale des systèmes dynamiques dans laquelle s’inscrit De Baggis en 1952 et pour laquelle il fournit un premier jalon.

En 1952, De Baggis obtient les premiers résultats importants en la matière, en parvenant à préciser et démontrer mathématiquement quelles sont les propriétés des systèmes structurellement stables du plan 943  : ils n’ont qu’un nombre fini de cycles limites et De Baggis montre, au sujet des points critiques, qu’une séparatrice issue d’un point-selle ne peut pas tendre vers un point-selle (lui-même ou un autre).

L’analyse globale acquiert ses lettres de noblesse dans l’ouvrage de Lefschetz de 1957, faisant la synthèse des travaux soviétiques et des derniers résultats de ses élèves : Differential equations, geometric theory 944 .

La stabilité structurelle et les résultats de De Baggis sont reformulés sur la base des systèmes "généraux" 945 qui vérifient les propriétés suivantes :

(i) il n’y a qu’un nombre fini de points critiques, tous élémentaires, et pas de centre,

(ii) il n’existe pas de séparatrice joignant deux points-selle,

(iii) il n’y a qu’un nombre fini de trajectoires fermées, et chaque cycle limite a un indice caractéristique non nul.

Le "théorème de De Baggis" exprime alors qu’un système, en dimension deux, est structurellement stable si, et seulement si, il est "général".

L’analyse globale est lancée. Mais "global" n’a plus le sens admis dans les analyses de Poincaré. Celui-ci portait un regard global sur les équations différentielles, au sens où l’ensemble des solutions était embrassé dans la même analyse. Désormais, il ne s’agit pas de raisonner par rapport aux solutions d’un système donné, mais de penser un système dynamique par rapport à l’ensemble des systèmes dynamiques ou à une classe à laquelle il appartient. Poincaré proposait de classer les solutions des systèmes dynamiques ; l’analyse globale se propose de classer les systèmes dynamiques eux-mêmes.

Le second jalon déterminant pour l’analyse globale est posé par Mauricio Peixoto, un élève de Lefschetz d’origine brésilienne. Il raffine cette nouvelle perspective d’analyse, en introduisant à nouveau des éléments de topologie et en produisant un résultat important en 1959.

Pour résumer, il considère l’ensemble E des champs de vecteurs C 1 sur une variété différentiable M, compacte, sans bords. Schématiquement, deux systèmes S et S’ de E sont qualitativement équivalents s’il existe une transformation (homéomorphisme) de M qui envoie les solutions de S sur celles de S’. Un système S est ainsi structurellement stable lorsqu’il existe un voisinage de S ne contenant que des systèmes équivalents à S.

Le théorème de Peixoto, démontré en 1959, affirme alors que les systèmes structurellement stables sur une variété M à deux dimensions forment un ensemble ouvert, dense dans l’ensemble des systèmes sur M 946 . Autrement dit, on peut approcher un système quelconque sur M, par un système structurellement stable. Ce qui revient à dire que les systèmes structurellement stables sont "majoritaires" en dimension deux.

Le résultat est doublement important. D’une part, il donne du sens à la notion de stabilité structurelle et assure ses prétentions épistémologiques à être un "bon" critère pour la modélisation. D’autre part, le processus de développement des considérations d’analyse globale passera par des tentatives de généralisation de ce résultat. Ainsi s’ouvrent les années 1960 avec l’entrée en scène de Steve Smale et une nouvelle ère pour les mathématiques des systèmes dynamiques.

On peut, pour terminer, signaler que l’école Lefschetz a une activité, qui naturellement ne s’arrête en 1960 ; elle se poursuit en matière de mathématiques des systèmes dynamiques, de méthodes analytiques pour l’étude des singularités, de contrôle et de stabilité. Ainsi les méthodes de Lyapounov (première et surtout deuxième méthode) sont développées ; la théorie du contrôle prend son essor sur cette "seconde méthode" (dite aussi "méthode directe"), Lefschetz s’y intéressant personnellement 947 . Les élèves de Lefschetz sont nombreux et participent au rayonnement de l’école et à la promotion des équations différentielles aux Etats-Unis. Il est hors de question d’en faire un tableau exhaustif, mais on peut ajouter les noms de Joseph LaSalle, Jack Hale et Lamberto Cesari (1910-1990) à la liste de ceux cités, pour leurs multiples travaux et le maintien de l’élan donné par Lefschetz 948 .

Notes
941.

Voir [DAHAN DALMEDICO, A., 1994].

942.

En effet, la stabilité structurelle est un critère imposé par la "réalité" physique, expérimentale pour définir ce que peut être un "bon" modèle (c’était la philosophie d’Andronov et Pontryagin à l’origine des "systèmes grossiers").

943.

Résultats publiés dans [DEBAGGIS, H., 1952].

944.

[LEFSCHETZ, S., 1957].

945.

Voir la monographie de Lefschetz et [DAHAN-DALMEDICO, A., 1994], p. 147-8.

946.

[PEIXOTO, M., 1959] voir aussi son intervention au Symposium sur les équations différentielles de 1959 à Mexico : [ADEM, J., CESARI, L., LASALLE, J.P., LEFSCHETZ, S., LLUIS, E., 1959], p. 190 .

947.

Avec son élève, Joseph LaSalle : [LEFSCHETZ, S., LASALLE, J.P., 1961].

948.

Notamment l’organisation de conférences, les ouvrages de références et de synthèse sur les systèmes dynamiques, oscillations non linéaires, théorie du contrôle, etc. [CESARI, L., 1959], [HALE, J.K., 1963], [LASALLE, J.P., LEFSCHETZ, S., 1963], [HALE, J.K., LASALLE, J.P., 1967], [CESARI, L., HALE, J., LASALLE, J., 1976].