L’héritage de Smale

Avec Smale, le travail sur les systèmes dynamiques, grâce à une perspective topologique en analyse globale, transforme profondément la notion de système dynamique et les mathématiques des systèmes dynamiques. La théorie hyperbolique et son "chef d’oeuvre" 991 de 1967 sont les meilleurs exemples de sa contribution en matière d’étude de la dynamique. Smale va également modeler le champ des systèmes dynamiques par l’école qu’il contribue à mettre en place à Berkeley 992 , où il enseigne à partir de 1964. Ses élèves, et ses relations sont des figures essentielles des mathématiques développées dans les années 1970-80 : Bowen, Newhouse, Abraham, Shub, Pugh pour n’en citer que quelques uns.

Au niveau conceptuel, l’héritage de Smale est conséquent. Il offre un nouveau regard sur la dynamique, où la complexité des phénomènes est omniprésente. Le "simple" fer à cheval engendre des ensembles de Cantor, les structures homoclines intègrent les étirements et repliements, tout ceci était difficilement imaginable en 1960 et figure toute la complexité des systèmes hyperboliques. Ces perspectives nouvelles rejaillissent clairement dans les conceptions du chaos. Pour Smale lui-même, le chaos correspond aux structures homoclines 993 . On peut en outre s’interroger sur le laps de temps séparant l’article de 1967 et l’effervescence dix années plus tard. Le grand niveau d’abstraction explique sans doute les transferts assez lents des concepts ; les mathématiciens travaillent sur leurs objets, et non sur des équations différentielles "concrètes" 994 . D’ailleurs, au niveau des mathématiques des systèmes dynamiques, il n’y a pas vraiment de temps d’arrêt, et les aspects problématiques à partir de 1975 concernent justement la transition vers les systèmes concrets. Cela traduit le changement opéré dans le champ des systèmes dynamiques, progressivement éloigné des seules équations différentielles.

La notion d’homocline a également subi une transformation. Elle est définie de manière plus générale, pas uniquement pour des équations différentielles, comme intersection de variétés stables et instables. Les homoclines ont de nouvelles propriétés et leur comportement est compris à travers le fer à cheval, l’étirement-repliement. Tout ceci était hors de pensée de Poincaré et Birkhoff, car en définitive le nouveau cadre leur est étranger. Si Smale s’appuie sur leurs définitions, le résultat final dépasse les notions initiales. Légitimement, le terme homocline a été conservé, mais il prête à confusion : il y a les homoclines de Poincaré et les homoclines de Smale. A la lumière de l’utilisation qui en est faite dans les années 1970, ce sont ces dernières qui sont en jeu, même si les deux notions peuvent se confondre dans le résultat final 995 .

Enfin, nous avons vu l’importance des trois "traditions" dégagées par Smale, dans sa construction du fer à cheval : le travail de Poincaré et Birkhoff, les équations de Cartwright-Littlewood-Levinson, l’école Lefschetz. Mais au regard de tout ce qui a été détaillé, c’est aussi un contexte intellectuel plus large qui intervient dans les années 1960 : il faut compter sur les multiples relations de personne à personne, les relations avec l’école de mathématiques en URSS. L’importance de René Thom et de l’IHES a été suggérée, nous allons maintenant la préciser.

Notes
991.

Expression empruntée à J. Palis : "a masterpiece of the mathematical literature", [PALIS, J., 1993], p. 173.

992.

Diliberto, un élève de Lefschetz, était son prédécesseur à Berkeley : la question de son influence comme préparation au développement de l’école de Smale est posée, mais n’a pas été résolue ([AUBIN, D., 1998a], p. 305).

993.

Il l’affirme, de manière très appuyée, dans son exposé et la discussion qui suit, à l’occasion d’une conférence en 1990 ("Chaos : the new science") dont les comptes rendus sont publiés dans [HOLTE, J., 1993], p. 89-104.

994.

Nancy Koppel affirme ne jamais avoir vu une équation différentielle dans les études conduites à Berkeley. [AUBIN, D., 1998a], p. 308.

995.

Nous renvoyons à notre discussion de la notion de précurseur et au problème d’anticipation en mathématiques, à la fin du chapitre 2, page 142.