Le contexte de l’IHES

L’institution IHES joue un rôle décisif dans les développements des considérations de Thom, la formation de ce qui pourrait être appelé une "école Thom" 999 et leurs conséquences. L’IHES est, en effet, un formidable lieu de rencontres et d’échange d’idées.

C’est d’abord en ce lieu que Thom se frotte à la stabilité structurelle. Aux dires d’Aubin, l’invitation de Arnold en 1965 et le séminaire de Peixoto en 1964 sur la stabilité structurelle ont joué un rôle important dans l’évolution des conceptions de Thom. En allant à Berkeley en août-septembre 1965, Thom a eu, en outre, l’occasion de se familiariser avec les travaux récents de Smale. De ces multiples rencontres, il ressort que la notion de stabilité structurelle passe, pour Thom, du statut de propriété intéressante à celui d’un guide pour la pensée 1000 . En cela, il se rapproche un peu des idées de Smale, lequel accordait la primauté à la stabilité structurelle. Cette notion de stabilité acquiert une grande importance dans les réflexions de Thom, aussi parce qu’elle lui paraît être une propriété essentielle pour la modélisation de la nature. Au-delà de leurs divergences de démarches, Smale et Thom se retrouvent sur ce point, avant que Smale change d’idée.

L’IHES a permis également trois rencontres qui ont orienté le projet de Thom.

Eric Christopher Zeeman compte parmi les principaux interlocuteurs de Thom ; Zeeman est régulièrement invité à l’IHES à partir de 1961 et leurs échanges ont permis de révéler à Thom l’utilisation de la topologie pour la modélisation. En effet, Zeeman était très investi dans son idée d’appliquer les théories mathématiques aux autres sciences, d’utiliser les mathématiques pour mieux comprendre les phénomènes naturels. Il s’est essayé à une "topologie du cerveau" espérant ainsi :

‘"[…] utiliser les mathématiques pour essayer d’expliquer les relations entre l’esprit et le cerveau, entre la mémoire et l’anatomie, et entre la pensée et l’activité électrochimique du cortex. L’outil mathématique utilisé est la topologie algébrique, parce que c’est une branche des mathématiques bien adaptée pour ignorer les variations locales et capturer les propriétés globales." 1001

Par ces moyens d’analyse les résultats sont exprimés

‘"en langage géométrique, et sont qualitatifs plutôt que quantitatifs. Ceci signifie que, jusqu’ici, la théorie décrite dans ce papier a tenté d’expliquer les phénomènes plutôt que de prédire les mesures que des expériences obtiendraient." 1002

Les outils topologiques sont utilisés pour donner du sens au mode de fonctionnement du cerveau. Il ne fait pas de doute que l’optique de Zeeman a inspiré Thom dans sa théorie des catastrophes, reprenant ce style d’utilisation des mathématiques, de la topologie, et leur aspect très qualitatifs pour modéliser les comportements globaux de systèmes complexes.

La seconde rencontre est celle du mathématicien John Mather arrivé en septembre 1967, à l’IHES pour deux ans. Durant ce laps de temps, il démontre le théorème de classification que Thom avait conjecturé dix ans auparavant et cherchait lui-même à prouver. Il existe donc sept catastrophes élémentaires pour les systèmes décrits par moins de quatre paramètres : pli, fronce, queue d’aronde, papillon, ombilic hyperbolique, ombilic elliptique, ombilic parabolique.

Enfin, d’anciens collaborateurs de Smale à Berkeley sont invités au séminaire de Thom à l’IHES : Ralph Abraham, Nicolaas Kuiper, Charles Pugh. Ce dernier présente en février 1967, le contre-exemple donné par Smale, montrant que les systèmes structurellement stables ne sont pas génériques. Thom, qui avait, comme Smale, misé sur la stabilité structurelle, le perçoit comme un coup sérieux porté aux ambitions du projet, mais au contraire de Smale, n’y renonce pas : la stabilité structurelle reste un guide pour la modélisation des phénomènes naturels.

L’IHES est un creuset d’idées nouvelles ; la théorie des catastrophes en est la meilleure illustration. En évoquant la constitution de cette théorie et les idées prônées par Thom sur la modélisation, nous tenterons d’en faire ressortir l’enjeu et surtout de montrer le rôle important des mathématiques qualitatives, de la topologie dans son étude des phénomènes, des formes en particulier (morphogenèse). Il ne s’agit pas seulement de discuter les idées de Thom, mais de montrer ensuite comment, à l’IHES et sous son impulsion, la dynamique qualitative s’est développée et la "topologie appliquée" s’est propagée.

Notes
999.

[AUBIN, D., 1998a], p. 337. D’après Aubin, les rapports d’activité de l’IHES évoquent une école ou un groupe autour de Thom.

1000.

Thom avait passé une année en 1960-61 à Baltimore, dans le groupe de Solomon Lefschetz, là où la stabilité structurelle a émergé après la guerre. [AUBIN, D., 1998a], p. 128. Il en avait sûrement déjà entendu parlé depuis 1960.

1001.

"We use mathematics to try and explain (sic) the relationship between mind and brain, between memory and anatomy, and between thinking and the electrochemical activity of the cortex. The mathematical tool used is algebraic topology, because this is a branch of mathematics well adapted to ignore local variations and capture global properties.", cité dans [AUBIN, D., 1998a], p. 346-7 (en italique dans le texte). Original dans [ZEEMAN, E.C., 1965], p. 277.

1002.

"The results are expressed in geomtetrical language, and are qualitative rather than quantitative. This means that so far the theory to be described in this paper has attempted to explain phenmena rather than predict the measurements that experiments would obtain.", cité dans [AUBIN, D., 1998a], p. 348. Original dans [ZEEMAN, E.C., 1965], p. 277.