La théorie des catastrophes

Mathématicien reconnu, Thom s’intéresse à la biologie théorique dès les années 1960. Outre l’intérêt suscité par les travaux de Zeeman, les discussions avec ses collègues biologistes, Thom décrit ses "visions" mathématiques : il voit des manifestations des singularités mathématiques dans les phénomènes biologiques 1003 . Les travaux en embryologie de Conrad Hal Waddington (1905-1975) ont été les travaux les plus déterminants et c’est à l’interface entre les mathématiques et la biologie que la théorie des catastrophes est née. L’idée essentielle réside dans les paysages épigénétiques de Waddington : les changements dans la topologie de ces paysages correspondent aux catastrophes.

Selon Waddington, le principal problème de la biologie est d’expliquer les caractéristiques définissant les organismes vivants, leur forme et leur fin. Les organismes ont, en effet, cette propriété remarquable de conserver leur forme, alors qu’un flux constant de matière les traverse. Waddington pensait que les gênes étaient la cause essentielle de ce phénomène, et voyait dans l’étude des relations entre l’organisme et ses gènes, un sujet des plus importants. Cette science est l’épigénétique dont les deux aspects sont les changements dans la composition cellulaire (différenciation cellulaire) et les changements dans les formes géométriques (la morphogenèse). Dans tous les cas, le développement d’un organisme suit un cheminement défini, toujours le même et résistant aux changements.

Pour développer ces considérations, Waddington a introduit les paysages épigénétiques, représentations visuelles du développement d’un organisme : le roulement de la balle dans une des vallées correspond au cheminement du développement d’un organisme, aboutissant à une fin.

Les canaux stables, pour lesquelles une perturbation de la trajectoire de la balle est suivie d’un retour dans le canal, sont appelés creodes, et plus tard chreods. Plusieurs changements de voies peuvent apparaître dans un chemin de développement ; à ces changements, l’activation d’un gène ou non peut modifier le chemin choisi. C’est à cet endroit que les changements importants se font, lorsque la balle a plusieurs options. Les changements dans la topologie de ces paysages (c’est-à-dire dans l’ensemble des singularités de la fonction potentielle décrivant le paysage) correspondent aux catastrophes de Thom. Thom voyait lui-même dans sa théorie une justification mathématique de l’idée de paysage épigénétique 1004 .

Dans ce cadre Thom a introduit la notion d’attracteur . En effet, dans sa théorie dynamique de la morphogenèse 1005 , Thom reprend l’idée de considérer un système en termes de points finaux qu’il peut atteindre. La finalité biologique est exprimée de cette manière dans un contexte mathématique. Les régimes stables susceptibles d’être atteints par un système sont appelés les attracteurs.

Les attracteurs sont les régions de l’espace des phases du système, stables sous les équations dynamiques : une fois entré dans la région il n’est pas possible d’en sortir, et toute configuration proche de l’attracteur s’en approche asymptotiquement. Le bassin d’attraction est la région contenant l’attracteur et où toutes les conditions initiales conduisent le système dans l’attracteur.

Dans son évolution un système est soumis à une compétition entre attracteurs 1006 . Par ces propositions très qualitatives, et topologiques, Thom suggère des modèles pour la différenciation cellulaire, la morphogenèse, la régulation, reproduction et d’autres phénomènes biologiques. Il montre la pertinence de la topologie pour conceptualiser les phénomènes biologiques et les modéliser.

Thom met en place une pratique de modélisation très particulière, qu’il étend à de multiples disciplines scientifiques. En même temps, il propose une "théorie de la pratique de modélisation" 1007 , une méthode pour modéliser : c’est la théorie des catastrophes, qui n’est pas une théorie au sens classique, mais, d’après Thom, un langage 1008 , ou une méthode, destinée à se substituer aux pratiques un peu approximative de construction de modèles en sciences.

Les grandes lignes de cette "philosophie" de Thom méritent d’être détaillées, dans la perspective de compléter le tableau des problématiques développées à l’IHES à la fin des années 1960 et leur influence.

Notes
1003.

[AUBIN, D., 1998a], p. 138-9. Nous renvoyons à l’ouvrage Paraboles et catastrophes de Thom : [THOM, R., 1983], p. 45.

1004.

[AUBIN, D., 1998a], p. 147.

1005.

[THOM, R., 1968].

1006.

[AUBIN, D., 1998a], p. 146-7.

1007.

Emprunté à Aubin, [AUBIN, D., 1998a], p. 159.

1008.

Voir [AUBIN, D., 1998a], p. 167, par exemple.